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«Ordre à Tom Austin de prendre la mer sans retard et de conduire le Duncan…»

Paganel achevait ce dernier mot, quand ses yeux se portèrent, par hasard, sur le numéro de l’Australian and New Zealand, qui gisait à terre. Le journal replié ne laissait voir que les deux dernières syllabes de son titre. Le crayon de Paganel s’arrêta, et Paganel parut oublier complètement Glenarvan, sa lettre, sa dictée.

«Eh bien? Paganel, dit Glenarvan.

– Ah! fit le géographe, en poussant un cri.

– Qu’avez-vous? demanda le major.

– Rien! Rien!» répondit Paganel.

Puis, plus bas, il répétait: «Aland! Aland! Aland!»

Il s’était levé. Il avait saisi le journal. Il le secouait, cherchant à retenir des paroles prêtes à s’échapper de ses lèvres. Lady Helena, Mary, Robert, Glenarvan, le regardaient sans rien comprendre à cette inexplicable agitation.

Paganel ressemblait à un homme qu’une folie subite vient de frapper. Mais cet état de surexcitation nerveuse ne dura pas. Il se calma peu à peu; la joie qui brillait dans ses regards s’éteignit; il reprit sa place et dit d’un ton calme:

«Quand vous voudrez, mylord, je suis à vos ordres.»

Glenarvan reprit la dictée de sa lettre, qui fut définitivement libellée en ces termes:

«Ordre à Tom Austin de prendre la mer sans retard «et de conduire le Duncan par trente-sept degrés» de latitude à la côte orientale de l’Australie…»

– De l’Australie? dit Paganel. Ah! oui! de l’Australie!»

Puis il acheva sa lettre et la présenta à la signature de Glenarvan. Celui-ci gêné par sa récente blessure, se tira tant bien que mal de cette formalité. La lettre fut close et cachetée. Paganel, d’une main que l’émotion faisait trembler encore, mit l’adresse suivante:

Tom Austin, second à bord du yacht le Duncan, Melbourne.

Puis, il quitta le chariot, gesticulant et répétant ces mots incompréhensibles: «Aland! Aland! Zealand!»

Chapitre XXI

Quatre jours d’angoisse

Le reste de la journée s’écoula sans autre incident.

On acheva de tout préparer pour le départ de Mulrady. Le brave matelot était heureux de donner à son honneur cette marque de dévouement.

Paganel avait repris son sang-froid et ses manières accoutumées. Son regard indiquait bien encore une vive préoccupation, mais il paraissait décidé à la tenir secrète. Il avait sans doute de fortes raisons pour en agir ainsi, car le major l’entendit répéter ces paroles, comme un homme qui lutte avec lui-même:

«Non! Non! Ils ne me croiraient pas! Et, d’ailleurs, à quoi bon? Il est trop tard!»

Cette résolution prise, il s’occupa de donner à Mulrady les indications nécessaires pour atteindre Melbourne, et la carte sous les yeux, il lui traça son itinéraire. Tous les «tracks», c’est-à-dire les sentiers de la prairie, aboutissaient à la route de Lucknow. Cette route, après avoir descendu droit au sud jusqu’à la côte, prenait par un coude brusque la direction de Melbourne. Il fallait toujours la suivre et ne point tenter de couper court à travers un pays peu connu.

Ainsi rien de plus simple. Mulrady ne pouvait s’égarer.

Quant aux dangers, ils n’existaient plus à quelques milles au delà du campement, où Ben Joyce et sa troupe devaient s’être embusqués. Une fois passé, Mulrady se faisait fort de distancer rapidement les convicts et de mener à bien son importante mission.

À six heures, le repas fut pris en commun. Une pluie torrentielle tombait. La tente n’offrait plus un abri suffisant, et chacun avait cherché refuge dans le chariot. C’était, du reste, une retraite sûre. La glaise le tenait encastré au sol, et y adhérait comme un fort sur ses fondations. L’arsenal se composait de sept carabines et de sept revolvers, et permettait de soutenir un siège assez long, car ni les munitions ni les vivres ne manquaient. Or, avant six jours, le Duncan mouillerait dans la baie Twofold. Vingt-quatre heures après, son équipage atteindrait l’autre rive de la Snowy, et si le passage n’était pas encore praticable, les convicts, du moins, seraient forcés de se retirer devant des forces supérieures. Mais, avant tout, il fallait que Mulrady réussît dans sa périlleuse entreprise.

À huit heures, la nuit devint très sombre. C’était l’instant de partir. Le cheval destiné à Mulrady fut amené. Ses pieds, entourés de linges, par surcroît de précaution, ne faisaient aucun bruit sur le sol.

L’animal paraissait fatigué, et, cependant, de la sûreté et de la vigueur de ses jambes dépendait le salut de tous.

Le major conseilla à Mulrady de le ménager, du moment qu’il serait hors de l’atteinte des convicts.

Mieux valait un retard d’une demi-journée et arriver sûrement.

John Mangles remit à son matelot un revolver qu’il venait de charger avec le plus grand soin. Arme redoutable dans la main d’un homme qui ne tremble pas, car six coups de feu, éclatant en quelques secondes, balayaient aisément un chemin obstrué de malfaiteurs.

Mulrady se mit en selle.

«Voici la lettre que tu remettras à Tom Austin, lui dit Glenarvan. Qu’il ne perde pas une heure! Qu’il parte pour la baie Twofold, et s’il ne nous y trouve pas, si nous n’avons pu franchir la Snowy, qu’il vienne à nous sans retard! Maintenant, va, mon brave matelot, et que Dieu te conduise.»

Glenarvan, lady Helena, Mary Grant, tous serrèrent la main de Mulrady. Ce départ, par une nuit noire et pluvieuse, sur une route semée de dangers, à travers les immensités inconnues d’un désert, eût impressionné un cœur moins ferme que celui du matelot.

«Adieu, mylord», dit-il d’une voix calme, et il disparut bientôt par un sentier qui longeait la lisière du bois.

En ce moment, la rafale redoublait de violence. Les hautes branches des eucalyptus cliquetaient dans l’ombre avec une sonorité mate. On pouvait entendre la chute de cette ramure sèche sur le sol détrempé.

Plus d’un arbre géant, auquel manquait la sève, mais debout jusqu’alors, tomba pendant cette tempétueuse bourrasque. Le vent hurlait à travers les craquements du bois et mêlait ses gémissements sinistres au grondement de la Snowy. Les gros nuages, qu’il chassait dans l’est, traînaient jusqu’à terre comme des haillons de vapeur. Une lugubre obscurité accroissait encore l’horreur de la nuit.

Les voyageurs, après le départ de Mulrady, se blottirent dans le chariot. Lady Helena et Mary Grant, Glenarvan et Paganel occupaient le premier compartiment, qui avait été hermétiquement clos.

Dans le second, Olbinett, Wilson et Robert avaient trouvé un gîte suffisant. Le major et John Mangles veillaient au dehors.

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