Cependant Thalcave résistait. Cette discussion se prolongeait, et le danger croissait de seconde en seconde. Déjà les pieux rongés cédaient aux dents et aux griffes des loups. Ni Glenarvan ni Thalcave ne paraissaient vouloir céder. L’indien avait entraîné Glenarvan vers l’entrée de l’enceinte; il lui montrait la plaine libre de loups; dans son langage animé il lui faisait comprendre qu’il ne fallait pas perdre un instant; que le danger, si la manœuvre ne réussissait pas, serait plus grand pour ceux qui restaient; enfin que seul il connaissait assez Thaouka pour employer au salut commun ses merveilleuses qualités de légèreté et de vitesse. Glenarvan, aveuglé, s’entêtait et voulait se dévouer, quand soudain il fut repoussé violemment. Thaouka bondissait; il se dressait sur ses pieds de derrière, et tout d’un coup, emporté, il franchit la barrière de feu et la lisière de cadavres, tandis qu’une voix d’enfant s’écriait:» Dieu vous sauve, mylord!»
Et c’est à peine si Glenarvan et Thalcave eurent le temps d’apercevoir Robert qui, cramponné à la crinière de Thaouka, disparaissait dans les ténèbres.
«Robert! Malheureux!» s’écria Glenarvan.
Mais ces paroles, l’indien lui-même ne put les entendre. Un hurlement épouvantable éclata. Les loups rouges, lancés sur les traces du cheval, s’enfuyaient dans l’ouest avec une fantastique rapidité.
Thalcave et Glenarvan se précipitèrent hors de la ramada. Déjà la plaine avait repris sa tranquillité, et c’est à peine s’ils purent entrevoir une ligne mouvante qui ondulait au loin dans les ombres de la nuit.
Glenarvan tomba sur le sol, accablé, désespéré, joignant les mains. Il regarda Thalcave. L’indien souriait avec son calme accoutumé.
«Thaouka. Bon cheval! Enfant brave! Il se sauvera! répétait-il en approuvant d’un signe de la tête.
– Et s’il tombe? dit Glenarvan.
– Il ne tombera pas!»
Malgré la confiance de Thalcave, la nuit s’acheva pour le pauvre lord dans d’affreuses angoisses. Il voulait courir à la recherche de Robert; mais l’indien l’arrêta; il lui fit comprendre que les chevaux ne pouvaient le rejoindre, que Thaouka avait dû distancer ses ennemis, qu’on ne pourrait le retrouver dans les ténèbres, et qu’il fallait attendre le jour pour s’élancer sur les traces de Robert.
À quatre heures du matin, l’aube commença à poindre.
Le moment de partir était arrivé.
«En route», dit l’indien.
Glenarvan ne répondit pas, mais il sauta sur le cheval de Robert. Bientôt les deux cavaliers galopaient vers l’ouest, remontant la ligne droite dont leurs compagnons ne devaient pas s’écarter. Pendant une heure, ils allèrent ainsi à une vitesse prodigieuse, cherchant Robert des yeux, craignant à chaque pas de rencontrer son cadavre ensanglanté. Glenarvan déchirait les flancs de son cheval sous l’éperon.
Enfin des coups de fusil se firent entendre, des détonations régulièrement espacées comme un signal de reconnaissance.
«Ce sont eux», s’écria Glenarvan.
Thalcave et lui communiquèrent à leurs chevaux une allure plus rapide encore, et, quelques instants après, ils rejoignirent le détachement conduit par Paganel. Un cri s’échappa de la poitrine de Glenarvan. Robert était là, vivant, bien vivant, porté par le superbe Thaouka, qui hennit de plaisir en revoyant son maître.
«Ah! Mon enfant! Mon enfant!» s’écria Glenarvan, avec une indicible expression de tendresse.
Et Robert et lui, mettant pied à terre, se précipitèrent dans les bras l’un de l’autre. Puis, ce fut au tour de l’indien de serrer sur sa poitrine le courageux fils du capitaine Grant.
«Il vit! Il vit! s’écriait Glenarvan.
– Oui! répondit Robert, et grâce à Thaouka!»
L’indien n’avait pas attendu cette parole de reconnaissance pour remercier son cheval, et, en ce moment, il lui parlait, il l’embrassait, comme si un sang humain eût coulé dans les veines du fier animal.
Puis, se retournant vers Paganel, il lui montra le jeune Robert:
«Un brave!» dit-il.
Cependant, Glenarvan disait à Robert en l’entourant de ses bras:
«Pourquoi, mon fils, pourquoi n’as-tu pas laissé Thalcave ou moi tenter cette dernière chance de te sauver?
– Mylord, répondit l’enfant avec l’accent de la plus vive reconnaissance, n’était-ce pas à moi de me dévouer? Thalcave m’a déjà sauvé la vie! Et vous, vous allez sauver mon père.»
Chapitre XX Les plaines argentines
Après les premiers épanchements du retour, Paganel, Austin, Wilson, Mulrady, tous ceux qui étaient restés en arrière, sauf peut-être le major Mac Nabbs, s’aperçurent d’une chose, c’est qu’ils mouraient de soif. Fort heureusement, la Guamini coulait à peu de distance. On se remit donc en route, et à sept heures du matin la petite troupe arriva près de l’enceinte. À voir ses abords jonchés des cadavres des loups, il fut facile de comprendre la violence de l’attaque et la vigueur de la défense.
Bientôt les voyageurs, abondamment rafraîchis, se livrèrent à un déjeuner phénoménal dans l’enceinte de la ramada. Les filets de nandou furent déclarés excellents, et le tatou, rôti dans sa carapace, un mets délicieux.
«En manger raisonnablement, dit Paganel, ce serait de l’ingratitude envers la providence, il faut en manger trop.»
Et il en mangea trop, et ne s’en porta pas plus mal, grâce à l’eau limpide de la Guamini, qui lui parut posséder des qualités digestives d’une grande supériorité.
À dix heures du matin, Glenarvan, ne voulant pas renouveler les fautes d’Annibal à Capoue, donna le signal du départ. Les outres de cuir furent remplies d’eau, et l’on partit. Les chevaux bien restaurés montrèrent beaucoup d’ardeur, et, presque tout le temps, ils se maintinrent à l’allure du petit galop de chasse. Le pays plus humide devenait aussi plus fertile, mais toujours désert. Nul incident ne se produisit pendant les journées du 2 et du 3 novembre, et le soir, les voyageurs, rompus déjà aux fatigues des longues marches, campèrent à la limite des pampas, sur les frontières de la province de Buenos-Ayres. Ils avaient quitté la baie de Talcahuano le 14 octobre; ainsi donc, en vingt-deux jours, quatre cent cinquante milles, c’est-à-dire près des deux tiers du chemin, se trouvaient heureusement franchis.
Le lendemain matin, on dépassa la ligne conventionnelle qui sépare les plaines argentines de la région des pampas. C’est là que Thalcave espérait rencontrer les caciques aux mains desquels il ne doutait pas de trouver Harry Grant et ses deux compagnons d’esclavage.
Des quatorze provinces qui composent la république argentine, celle de Buenos-Ayres est à la fois la plus vaste et la plus peuplée. Sa frontière confine aux territoires indiens du sud, entre le soixante-quatrième et le soixante-cinquième degré.