Là s’échappe le trop-plein des gaz qui n’ont pu trouver issue par les insuffisantes soupapes du Tongariro et du Wakari, les seuls volcans en activité de la Nouvelle-Zélande.
Pendant deux milles, les canots indigènes naviguèrent sous cette voûte de vapeurs, englobés dans les chaudes volutes qui roulaient à la surface des eaux; puis, la fumée sulfureuse se dissipa, et un air pur, sollicité par la rapidité du courant, vint rafraîchir les poitrines haletantes. La région des sources était passée.
Avant la fin du jour, deux rapides furent encore remontés sous l’aviron vigoureux des sauvages, celui d’Hipapatua et celui de Tamatea. Le soir, Kai-Koumou campa à cent milles du confluent du Waipa et du Waikato. Le fleuve, s’arrondissant vers l’est, retombait alors au sud sur le lac Taupo, comme un immense jet d’eau dans un bassin.
Le lendemain, Jacques Paganel, consultant la carte, reconnut sur la rive droite le mont Taubara, qui s’élève à trois mille pieds dans les airs.
À midi, tout le cortège des embarcations débouchait par un évasement du fleuve dans le lac Taupo, et les indigènes saluaient de leurs gestes un lambeau d’étoffe que le vent déployait au sommet d’une hutte. C’était le drapeau national.
Chapitre XI Le lac Taupo
Un gouffre insondable, long de vingt-cinq milles, large de vingt, s’est un jour formé, bien avant les temps historiques, par un écroulement de cavernes au milieu des laves trachytiques du centre de l’île.
Les eaux, précipitées des sommets environnants, ont envahi cette énorme cavité. Le gouffre s’est fait lac, mais abîme toujours, et les sondes sont encore impuissantes à mesurer sa profondeur.
Tel est cet étrange lac Taupo, élevé à douze cent cinquante pieds au-dessus du niveau de la mer, et dominé par un cirque de montagnes hautes de quatre cents toises. À l’ouest, des rochers à pic d’une grande taille; au nord quelques cimes éloignées et couronnées de petits bois; à l’est, une large plage sillonnée par une route décorée de pierres ponces qui resplendissent sous le treillis des buissons; au sud, des cônes volcaniques derrière un premier plan de forêts encadrent majestueusement cette vaste étendue d’eau dont les tempêtes retentissantes valent les cyclones de l’océan.
Toute cette région bout comme une chaudière immense, suspendue sur les flammes souterraines. Les terrains frémissent sous les caresses du feu central.
De chaudes buées filtrent en maint endroit. La croûte de terre se fend en violentes craquelures comme un gâteau trop poussé, et sans doute ce plateau s’abîmerait dans une incandescente fournaise si, douze milles plus loin, les vapeurs emprisonnées ne trouvaient une issue par les cratères du Tongariro.
De la rive du nord, ce volcan apparaissait empanaché de fumée et de flammes, au-dessus de petits monticules ignivomes. Le Tongariro semblait se rattacher à un système orographique assez compliqué.
Derrière lui, le mont Ruapahou, isolé dans la plaine, dressait à neuf mille pieds en l’air sa tête perdue au milieu des nuages. Aucun mortel n’a posé le pied sur son cône inaccessible; l’œil humain n’a jamais sondé les profondeurs de son cratère, tandis que, trois fois en vingt ans, MM Bidwill et Dyson, et récemment M De Hochstetter, ont mesuré les cimes plus abordables du Tongariro.
Ces volcans ont leurs légendes, et, en toute autre circonstance, Paganel n’eût pas manqué de les apprendre à ses compagnons. Il leur aurait raconté cette dispute qu’une question de femme éleva un jour entre le Tongariro et le Taranaki, alors son voisin et ami. Le Tongariro, qui a la tête chaude, comme tous les volcans, s’emporta jusqu’à frapper le Taranaki. Le Taranaki, battu et humilié, s’enfuit par la vallée du Whanganni, laissa tomber en route deux morceaux de montagne, et gagna les rivages de la mer, où il s’élève solitairement sous le nom de mont Egmont.
Mais Paganel n’était guère en disposition de conter, ni ses amis en humeur de l’entendre. Ils observaient silencieusement la rive nord-est du Taupo où la plus décevante fatalité venait de les conduire. La mission établie par le révérend Grace à Pukawa, sur les bords occidentaux du lac, n’existait plus. Le ministre avait été chassé par la guerre loin du principal foyer de l’insurrection.
Les prisonniers étaient seuls, abandonnés à la merci de maoris avides de représailles et précisément dans cette portion sauvage de l’île où le christianisme n’a jamais pénétré.
Kai-Koumou, en quittant les eaux du Waikato, traversa la petite crique qui sert d’entonnoir au fleuve, doubla un promontoire aigu, et accosta la grève orientale du lac, au pied des premières ondulations du mont Manga, grosse extumescence haute de trois cents toises. Là, s’étalaient des champs de «phormium», le lin précieux de la Nouvelle-Zélande. C ’est le «harakeké» des indigènes. Rien n’est à dédaigner dans cette utile plante. Sa fleur fournit une sorte de miel excellent; sa tige produit une substance gommeuse, qui remplace la cire ou l’amidon; sa feuille, plus complaisante encore, se prête à de nombreuses transformations: fraîche, elle sert de papier; desséchée, elle fait un excellent amadou; découpée, elle se change en cordes, câbles et filets; divisée en filaments et teillée, elle devient couverture ou manteau, natte ou pagne, et, teinte en rouge ou en noir, elle vêtit les plus élégants maoris.
Aussi, ce précieux phormium se trouve-t-il partout dans les deux îles, aux bords de la mer comme au long des fleuves et sur la rive des lacs. Ici, ses buissons sauvages couvraient des champs entiers; ses fleurs, d’un rouge brun, et semblables à l’agave, s’épanouissaient partout hors de l’inextricable fouillis de ses longues feuilles, qui formaient un trophée de lames tranchantes. De gracieux oiseaux, les nectariens, habitués des champs de phormium, volaient par bandes nombreuses et se délectaient du suc mielleux des fleurs.
Dans les eaux du lac barbotaient des troupes de canards au plumage noirâtre, bariolés de gris et de vert, et qui se sont aisément domestiqués.
À un quart de mille, sur un escarpement de la montagne, apparaissait un «pah», retranchement maori placé dans une position inexpugnable. Les prisonniers débarqués un à un, les pieds et les mains libres, y furent conduits par les guerriers. Le sentier qui aboutissait au retranchement traversait des champs de phormium, et un bouquet de beaux arbres, des «kaikateas», à feuilles persistantes et à baies rouges, des «dracenas australis», le «ti» des indigènes, dont la cime remplace avantageusement le chou-palmiste, et des «huious» qui servent à teindre les étoffes en noir. De grosses colombes à reflets métalliques, des glaucopes cendrés, et un monde d’étourneaux à caroncules rougeâtres, s’envolèrent à l’approche des indigènes.
Après un assez long détour, Glenarvan, lady Helena, Mary Grant et leurs compagnons arrivèrent à l’intérieur du pah.
Cette forteresse était défendue par une première enceinte de solides palissades, hautes de quinze pieds; une seconde ligne de pieux, puis une clôture d’osier percée de meurtrières, enfermaient la seconde enceinte, c’est-à-dire le plateau du pah, sur lequel s’élevaient des constructions maories et une quarantaine de huttes disposées symétriquement.