Il se fit un instant de silence, et la voix de Tom Austin put être entendue, qui criait:
«L’arbre est en feu.»
Tom Austin ne se trompait pas. En un moment, la flamme, comme si elle eût été communiquée à une immense pièce d’artifice, se propagea sur le côté ouest de l’ombu; le bois mort, les nids d’herbes desséchée, et enfin tout l’aubier, de nature spongieuse, fournirent un aliment favorable à sa dévorante activité.
Le vent se levait alors et souffla sur cet incendie. Il fallait fuir. Glenarvan et les siens se réfugièrent en toute hâte dans la partie orientale de l’ombu respectée par la flamme, muets, troublés, effarés, se hissant, se glissant, s’aventurant sur des rameaux qui pliaient sous leur poids. Cependant, les branchages grésillaient, craquaient et se tordaient dans le feu comme des serpents brûlés vifs; leurs débris incandescents tombaient dans les eaux débordées et s’en allaient au courant en jetant des éclats fauves. Les flammes, tantôt s’élevaient à une prodigieuse hauteur et se perdaient dans l’embrasement de l’atmosphère; tantôt, rabattues par l’ouragan déchaîné, elles enveloppaient l’ombu comme une robe de Nessus. Glenarvan, Robert, le major, Paganel, les matelots étaient terrifiés; une épaisse fumée les suffoquait; une intolérable ardeur les brûlait; l’incendie gagnait de leur côté la charpente inférieure de l’arbre; rien ne pouvait l’arrêter ni l’éteindre! Enfin, la situation ne fut plus tenable, et de deux morts, il fallut choisir la moins cruelle.
«À l’eau!» cria Glenarvan.
Wilson, que les flammes atteignaient, venait déjà de se précipiter dans le lac, quand on l’entendit s’écrier avec l’accent de la plus violente terreur:
«À moi! à moi!»
Austin se précipita vers lui, et l’aida à regagner le sommet du tronc.
«Qu’y a-t-il?
– Les caïmans! Les caïmans!» répondit Wilson.
Et le pied de l’arbre apparut entouré des plus redoutables animaux de l’ordre des sauriens. Leurs écailles miroitaient dans les larges plaques de lumière dessinées par l’incendie; leur queue aplatie dans le sens vertical, leur tête semblable à un fer de lance, leurs yeux saillants, leurs mâchoires fendues jusqu’en arrière de l’oreille, tous ces signes caractéristiques ne purent tromper Paganel. Il reconnut ces féroces alligators particuliers à l’Amérique, et nommés caïmans dans les pays espagnols. Ils étaient là une dizaine qui battaient l’eau de leur queue formidable, et attaquaient l’ombu avec les longues dents de leur mâchoire inférieure.
À cette vue, les malheureux se sentirent perdus. Une mort épouvantable leur était réservée, qu’ils dussent périr dévorés par les flammes ou par la dent des caïmans. Et l’on entendit le major lui-même, d’une voix calme, dire:
«Il se pourrait bien que ce fût la fin de la fin.»
L’orage était alors dans sa période décroissante, mais il avait développé dans l’atmosphère une considérable quantité de vapeurs auxquelles les phénomènes électriques allaient communiquer une violence extrême. Dans le sud se formait peu à peu une énorme trombe, un cône de brouillards, la pointe en bas, la base en haut, qui reliait les eaux bouillonnantes aux nuages orageux. Ce météore s’avança bientôt en tournant sur lui-même avec une rapidité vertigineuse; il refoulait vers son centre une colonne liquide enlevée au lac, et un appel énergique, produit par son mouvement giratoire, précipitait vers lui tous les courants d’air environnants.
En peu d’instants, la gigantesque trombe se jeta sur l’ombu et l’enlaça de ses replis. L’arbre fut secoué jusque dans ses racines. Glenarvan put croire que les caïmans l’attaquaient de leurs puissantes mâchoires et l’arrachaient du sol. Ses compagnons et lui, se tenant les uns les autres, sentirent que le robuste arbre cédait et se culbutait; ses branches enflammées plongèrent dans les eaux tumultueuses avec un sifflement terrible. Ce fut l’œuvre d’une seconde. La trombe, déjà passée, portait ailleurs sa violence désastreuse, et, pompant les eaux du lac, semblait le vider sur son passage.
Alors l’ombu, couché sur les eaux, dériva sous les efforts combinés du vent et du courant. Les caïmans avaient fui, sauf un seul, qui rampait sur les racines retournées et s’avançait les mâchoires ouvertes; mais Mulrady saisissant une branche à demi entamée par le feu, en assomma l’animal d’un si rude coup qu’il lui cassa les reins. Le caïman culbuté s’abîma dans les remous du torrent. Glenarvan et ses compagnons, délivrés de ses voraces sauriens, gagnèrent les branches situées au vent de l’incendie, tandis que l’ombu, dont les flammes, au souffle de l’ouragan, s’arrondissaient en voiles incandescentes, dériva comme un brûlot en feu dans les ombres de la nuit.
Chapitre XXVI L’Atlantique
Pendant deux heures, l’ombu navigua sur l’immense lac sans atteindre la terre ferme. Les flammes qui le rongeaient s’étaient peu à peu éteintes.
Le principal danger de cette épouvantable traversée avait disparu. Le major se borna à dire qu’il n’y aurait pas lieu de s’étonner si l’on se sauvait.
Le courant, conservant sa direction première, allait toujours du sud-ouest au nord-est.
L’obscurité, à peine illuminée çà et là de quelque tardif éclair, était redevenue profonde, et Paganel cherchait en vain des points de repère à l’horizon.
L’orage touchait à sa fin. Les larges gouttes de pluie faisaient place à de légers embruns qui s’éparpillaient au souffle du vent, et les gros nuages dégonflés se coupaient par bandes dans les hauteurs du ciel.
La marche de l’ombu était rapide sur l’impétueux torrent; il glissait avec une surprenante vitesse, et comme si quelque puissant engin de locomotion eut été renfermé sous son écorce. Rien ne prouvait qu’il ne dût pas dériver ainsi pendant des jours entiers. Vers trois heures du matin, cependant, le major fit observer que ses racines frôlaient le sol.
Tom Austin, au moyen d’une longue branche détachée, sonda avec soin et constata que le terrain allait en pente remontante. En effet, vingt minutes plus tard, un choc eut lieu, et l’ombu s’arrêta net.
«Terre! Terre!» s’écria Paganel d’une voix retentissante.
L’extrémité des branches calcinées avait donné contre une extumescence du sol. Jamais navigateurs ne furent plus satisfaits de toucher. L’écueil, ici, c’était le port. Déjà Robert et Wilson, lancés sur un plateau solide, poussaient un hurrah de joie, quand un sifflement bien connu se fit entendre. Le galop d’un cheval retentit sur la plaine, et la haute taille de l’indien se dressa dans l’ombre.
«Thalcave! s’écria Robert.
– Thalcave! répondirent ses compagnons.
– Amigos!» dit le patagon, qui avait attendu les voyageurs là où le courant devait les amener, puisqu’il l’y avait conduit lui-même.
En ce moment, il enleva Robert Grant dans ses bras sans se douter que Paganel pendait après lui, et il le serra sur sa poitrine. Bientôt, Glenarvan, le major et les marins heureux de revoir leur fidèle guide, lui pressaient les mains avec une vigoureuse cordialité. Puis, le patagon les conduisit dans le hangar d’une estancia abandonnée.