À cette heure, l’aspect des régions était entièrement métamorphosé. De grands blocs de glace éclatants, d’une teinte bleuâtre dans certains escarpements, se dressaient de toutes parts et réfléchissaient les premiers rayons du jour. L’ascension devint très périlleuse alors. On ne s’aventurait plus sans sonder attentivement pour reconnaître les crevasses. Wilson avait pris la tête de la file, et du pied il éprouvait le sol des glaciers. Ses compagnons marchaient exactement sur les empreintes de ses pas, et évitaient d’élever la voix, car le moindre bruit agitant les couches d’air pouvait provoquer la chute des masses neigeuses suspendues à sept ou huit cents pieds au-dessus de leur tête.
Ils étaient alors parvenus à la région des arbrisseaux, qui, deux cent cinquante toises plus haut, cédèrent la place aux graminées et aux cactus. À onze mille pieds, ces plantes elles-mêmes abandonnèrent le sol aride, et toute trace de végétation disparut. Les voyageurs ne s’étaient arrêtés qu’une seule fois, à huit heures, pour réparer leurs forces par un repas sommaire, et, avec un courage surhumain, ils reprirent l’ascension, bravant des dangers toujours croissants. Il fallut enfourcher des arêtes aiguës et passer au-dessus de gouffres que le regard n’osait sonder. En maint endroit, des croix de bois jalonnaient la route et marquaient la place de catastrophes multipliées. Vers deux heures, un immense plateau, sans trace de végétation, une sorte de désert, s’étendit entre des pics décharnés. L’air était sec, le ciel d’un bleu cru; à cette hauteur, les pluies sont inconnues, et les vapeurs ne s’y résolvent qu’en neige ou en grêle. Çà et là, quelques pics de porphyre ou de basalte trouaient le suaire blanc comme les os d’un squelette, et, par instants, des fragments de quartz ou de gneiss, désunis sous l’action de l’air, s’éboulaient avec un bruit mat, qu’une atmosphère peu dense rendait presque imperceptible.
Cependant, la petite troupe, malgré son courage, était à bout de forces. Glenarvan, voyant l’épuisement de ses compagnons, regrettait de s’être engagé si avant dans la montagne. Le jeune Robert se raidissait contre la fatigue, mais il ne pouvait aller plus loin. À trois heures, Glenarvan s’arrêta.
«Il faut prendre du repos, dit-il, car il vit bien que personne ne ferait cette proposition.
– Prendre du repos? répondit Paganel, mais nous n’avons pas d’abri.
– Cependant, c’est indispensable, ne fût-ce que pour Robert.
– Mais non, mylord, répondit le courageux enfant, je puis encore marcher… Ne vous arrêtez pas…
– On te portera, mon garçon, répondit Paganel, mais il faut gagner à tout prix le versant oriental. Là nous trouverons peut-être quelque hutte de refuge. Je demande encore deux heures de marche.
– Est-ce votre avis, à tous? demanda Glenarvan.
– Oui», répondirent ses compagnons.
Mulrady ajouta:
«Je me charge de l’enfant.»
Et l’on reprit la direction de l’est. Ce furent encore deux heures d’une ascension effrayante. On montait toujours pour atteindre les dernières sommités de la montagne.
La raréfaction de l’air produisait cette oppression douloureuse connue sous le nom de «puna «. Le sang suintait à travers les gencives et les lèvres par défaut d’équilibre, et peut-être aussi sous l’influence des neiges, qui à une grande hauteur vicient évidemment l’atmosphère. Il fallait suppléer au défaut de sa densité par des inspirations fréquentes, et activer ainsi la circulation, ce qui fatiguait non moins que la réverbération des rayons du soleil sur les plaques de neige. Quelle que fût la volonté de ces hommes courageux, le moment vint donc où les plus vaillants défaillirent, et le vertige, ce terrible mal des montagnes, détruisit non seulement leurs forces physiques, mais aussi leur énergie morale. On ne lutte pas impunément contre des fatigues de ce genre. Bientôt les chutes devinrent fréquentes, et ceux qui tombaient n’avançaient qu’en se traînant sur les genoux.
Or, l’épuisement allait mettre un terme à cette ascension trop prolongée, et Glenarvan ne considérait pas sans terreur l’immensité des neiges, le froid dont elles imprégnaient cette région funeste, l’ombre qui montait vers ces cimes désolées, le défaut d’abri pour la nuit, quand le major l’arrêta, et d’un ton calme:
«Une hutte», dit-il.
Chapitre XIII Descente de la cordillère
Tout autre que Mac Nabbs eût passé cent fois à côté, autour, au-dessus même de cette hutte, sans en soupçonner l’existence. Une extumescence du tapis de neige la distinguait à peine des rocs environnants. Il fallut la déblayer. Après une demi-heure d’un travail opiniâtre, Wilson et Mulrady eurent dégagé l’entrée de la «casucha». Et la petite troupe s’y blottit avec empressement.
Cette casucha, construite par les indiens, était faite «d’adobes», espèce de briques cuites au soleil; elle avait la forme d’un cube de douze pieds sur chaque face, et se dressait au sommet d’un bloc de basalte. Un escalier de pierre conduisait à la porte, seule ouverture de la cahute, et, quelque étroite qu’elle fût, les ouragans, la neige ou la grêle, savaient bien s’y frayer un passage, lorsque les temporales les déchaînaient dans la montagne.
Dix personnes pouvaient aisément y tenir place, et si ses murs n’eussent pas été suffisamment étanches dans la saison des pluies, à cette époque du moins ils garantissaient à peu près contre un froid intense que le thermomètre portait à dix degrés au-dessous de zéro. D’ailleurs, une sorte de foyer avec tuyau de briques fort mal rejointoyées permettait d’allumer du feu et de combattre efficacement la température extérieure.
«Voilà un gîte suffisant, dit Glenarvan, s’il n’est pas confortable. La providence nous y a conduits, et nous ne pouvons faire moins que de l’en remercier.
– Comment donc, répondit Paganel, mais c’est un palais! Il n’y manque que des factionnaires et des courtisans. Nous serons admirablement ici.
– Surtout quand un bon feu flambera dans l’âtre, dit Tom Austin, car si nous avons faim nous n’avons pas moins froid, il me semble, et, pour ma part, un bon fagot me réjouirait plus qu’une tranche de venaison.
– Eh bien, Tom, répondit Paganel, on tâchera de trouver du combustible.
– Du combustible au sommet des cordillères! dit Mulrady en secouant la tête d’un air de doute.
– Puisqu’on a fait une cheminée dans cette casucha, répondit le major, c’est probablement parce qu’on trouve ici quelque chose à brûler.
– Notre ami Mac Nabbs a raison, dit Glenarvan; disposez tout pour le souper; je vais aller faire le métier de bûcheron.
– Je vous accompagne avec Wilson, répondit Paganel.
– Si vous avez besoin de moi?… Dit Robert en se levant.
– Non, repose-toi, mon brave garçon, répondit Glenarvan. Tu seras un homme à l’âge où d’autres ne sont encore que des enfants!»
Glenarvan, Paganel et Wilson sortirent de la casucha. Il était six heures du soir. Le froid piquait vivement malgré le calme absolu de l’atmosphère. Le bleu du ciel s’assombrissait déjà, et le soleil effleurait de ses derniers rayons les hauts pics des plateaux andins. Paganel, ayant emporté son baromètre, le consulta, et vit que le mercure se maintenait à 0, 495 millimètres. La dépression de la colonne barométrique correspondait à une élévation de onze mille sept cents pieds. Cette région des cordillères avait donc une altitude inférieure de neuf cent dix mètres seulement à celle du Mont Blanc. Si ces montagnes eussent présenté les difficultés dont est hérissé le géant de la Suisse, si seulement les ouragans et les tourbillons se fussent déchaînés contre eux, pas un des voyageurs n’eût franchi la grande chaîne du nouveau-monde.