Ces divers points arrêtés, on continua de surveiller les indigènes jusqu’au soir. Il n’en restait plus un seul au pied de la montagne, et quand l’ombre envahit les vallées du Taupo, aucun feu ne signala la présence des maoris au bas du cône. Le chemin était libre.
À neuf heures, par une nuit noire, Glenarvan donna le signal du départ. Ses compagnons et lui, armés et équipés aux frais de Kara-Tété, commencèrent à descendre prudemment les rampes du Maunganamu. John Mangles et Wilson tenaient la tête, l’oreille et l’œil aux aguets. Ils s’arrêtaient au moindre bruit, ils interrogeaient la moindre lueur. Chacun se laissait pour ainsi dire glisser sur le talus du mont pour se mieux confondre avec lui.
À deux cents pieds au-dessus du sommet, John Mangles et son matelot atteignirent la périlleuse arête défendue si obstinément par les indigènes. Si par malheur les maoris, plus rusés que les fugitifs, avaient feint une retraite pour les attirer jusqu’à eux, s’ils n’avaient pas été dupes du phénomène volcanique, c’était en ce lieu même que leur présence se révélerait. Glenarvan, malgré toute sa confiance et en dépit des plaisanteries de Paganel, ne put s’empêcher de frémir. Le salut des siens allait se jouer tout entier pendant ces dix minutes nécessaires à franchir la crête. Il sentait battre le cœur de lady Helena, cramponnée à son bras.
Il ne songeait pas à reculer d’ailleurs. John, pas davantage. Le jeune capitaine, suivi de tous et protégé par une obscurité complète, rampa sur l’arête étroite, s’arrêtant lorsque quelque pierre détachée roulait jusqu’au bas du plateau. Si les sauvages étaient encore embusqués en contre-bas, ces bruits insolites devaient provoquer des deux côtés une redoutable fusillade.
Cependant, à glisser comme un serpent sur cette crête inclinée, les fugitifs n’allaient pas vite. Quand John Mangles eut atteint le point le plus abaissé, vingt-cinq pieds à peine le séparaient du plateau où la veille campaient les indigènes; puis l’arête se relevait par une pente assez roide et montait vers un taillis pendant l’espace d’un quart de mille.
Toutefois, cette partie basse fut franchie sans accident, et les voyageurs commencèrent à remonter en silence. Le bouquet de bois était invisible, mais on le savait là, et pourvu qu’une embuscade n’y fût pas préparée, Glenarvan espérait s’y trouver en lieu sûr. Cependant, il observa qu’à compter de ce moment il n’était plus protégé par le tabou. La crête remontante n’appartenait pas au Maunganamu, mais bien au système orographique qui hérissait la partie orientale du lac Taupo. Donc, non seulement les coups de fusil des indigènes, mais une attaque corps à corps était à redouter.
Pendant dix minutes, la petite troupe s’éleva par un mouvement insensible vers les plateaux supérieurs.
John n’apercevait pas encore le sombre taillis, mais il devait en être à moins de deux cents pieds.
Soudain il s’arrêta, recula presque. Il avait cru surprendre quelque bruit dans l’ombre. Son hésitation enraya la marche de ses compagnons.
Il demeura immobile, et assez pour inquiéter ceux qui le suivaient. On attendit. Dans quelles angoisses, cela ne peut s’exprimer! Serait-on forcé de revenir en arrière et de regagner le sommet du Maunganamu?
Mais John, voyant que le bruit ne se renouvelait pas, reprit son ascension sur l’étroit chemin de l’arête.
Bientôt le taillis se dessina vaguement dans l’ombre.
En quelques pas, il fut atteint, et les fugitifs se blottirent sous l’épais feuillage des arbres.
Chapitre XVI Entre deux feux
La nuit favorisait cette évasion. Il fallait donc en profiter pour quitter les funestes parages du lac Taupo. Paganel prit la direction de la petite troupe, et son merveilleux instinct de voyageur se révéla de nouveau pendant cette difficile pérégrination dans les montagnes. Il manœuvrait avec une surprenante habileté au milieu des ténèbres, choisissant sans hésiter les sentiers presque invisibles, tenant une direction constante dont il ne s’écartait pas. Sa nyctalopie, il est vrai, le servait fort, et ses yeux de chat lui permettaient de distinguer les moindres objets dans cette profonde obscurité.
Pendant trois heures, on marcha sans faire halte sur les rampes très allongées du revers oriental.
Paganel inclinait un peu vers le sud-est, afin de gagner un étroit passage creusé entre les Kaimanawa et les Wahiti-Ranges, où se glisse la route d’Auckland à la baie Haukes. Cette gorge franchie, il comptait se jeter hors du chemin, et, abrité par les hautes chaînes, marcher à la côte à travers les régions inhabitées de la province.
À neuf heures du matin, douze milles avaient été enlevés en douze heures. On ne pouvait exiger plus des courageuses femmes. D’ailleurs, le lieu parut convenable pour établir un campement. Les fugitifs avaient atteint le défilé qui sépare les deux chaînes. La route d’Oberland restait à droite et courait vers le sud. Paganel, sa carte à la main, fit un crochet vers le nord-est, et, à dix heures, la petite troupe atteignit une sorte d’abrupt redan formé par une saillie de la montagne. Les vivres furent tirés des sacs, et on leur fit honneur. Mary Grant et le major, que la fougère comestible avait peu satisfaits jusqu’alors, s’en régalèrent ce jour-là.
La halte se prolongea jusqu’à deux heures de l’après-midi, puis la route de l’est fut reprise, et les voyageurs s’arrêtèrent le soir à huit milles des montagnes. Ils ne se firent pas prier pour dormir en plein air.
Le lendemain, le chemin présenta des difficultés assez sérieuses. Il fallut traverser ce curieux district des lacs volcaniques, des geysers et des solfatares qui s’étend à l’est des Wahiti-Ranges.
Les yeux en furent beaucoup plus satisfaits que les jambes. C’étaient à chaque quart de mille des détours, des obstacles, des crochets, très fatigants à coup sûr; mais quel étrange spectacle, et quelle variété infinie la nature donne à ses grandes scènes!
Sur ce vaste espace de vingt milles carrés, l’épanchement des forces souterraines se produisait sous toutes les formes. Des sources salines d’une transparence étrange, peuplées de myriades d’insectes, sortaient des taillis indigènes d’arbres à thé. Elles dégageaient une pénétrante odeur de poudre brûlée, et déposaient sur le sol un résidu blanc comme une neige éblouissante. Leurs eaux limpides étaient portées jusqu’à l’ébullition, tandis que d’autres sources voisines s’épanchaient en nappes glacées. Des fougères gigantesques croissaient sur leurs bords, et dans des conditions analogues à celles de la végétation silurienne.
De tous côtés, des gerbes liquides, entourbillonnées de vapeurs, s’élançaient du sol comme les jets d’eau d’un parc, les unes continues, les autres intermittentes et comme soumises au bon plaisir d’un Pluton capricieux. Elles s’étageaient en amphithéâtre sur des terrasses naturelles superposées à la manière des vasques modernes; leurs eaux se confondaient peu à peu sous les volutes de fumées blanches, et, rongeant les degrés semi-diaphanes de ces escaliers gigantesques, elles alimentaient des lacs entiers avec leurs cascades bouillonnantes. Plus loin, aux sources chaudes et aux geysers tumultueux succédèrent les solfatares. Le terrain apparut tout boutonné de grosses pustules. C’étaient autant de cratères à demi éteints et lézardés de nombreuses fissures d’où se dégageaient divers gaz. L’atmosphère était saturée de l’odeur piquante et désagréable des acides sulfureux. Le soufre, formant des croûtes et des concrétions cristallines, tapissait le sol. Là s’amassaient depuis de longs siècles d’incalculables et stériles richesses, et c’est en ce district encore peu connu de la Nouvelle-Zélande que l’industrie viendra s’approvisionner, si les soufrières de la Sicile s’épuisent un jour.