«Attention! Cria-t-il aux cavaliers qui le suivaient.
– Qu’est-ce donc? demanda Glenarvan.
– Nous sommes embourbés», répondit Ayrton.
De la voix et de l’aiguillon, il excita ses bœufs, qui, enlisés jusqu’à mi-jambes, ne purent bouger.
«Campons ici, dit John Mangles.
– C’est ce qu’il y a de mieux à faire, répondit Ayrton. Demain, au jour, nous verrons à nous en tirer.
– Halte!» cria Glenarvan.
La nuit s’était faite rapidement après un court crépuscule, mais la chaleur n’avait pas fui avec la lumière. L’atmosphère recélait d’étouffantes vapeurs.
Quelques éclairs, éblouissantes réverbérations d’un orage lointain, enflammaient l’horizon. La couchée fut organisée. On s’arrangea tant bien que mal du chariot embourbé. Le sombre dôme des grands arbres abrita la tente des voyageurs. Si la pluie ne s’en mêlait pas, ils étaient décidés à ne pas se plaindre.
Ayrton parvint, non sans peine, à retirer ses trois bœufs du terrain mouvant. Ces courageuses bêtes en avaient jusqu’aux flancs. Le quartier-maître les parqua avec les quatre chevaux, et ne laissa à personne le soin de choisir leur fourrage. Ce service, il le faisait, d’ailleurs, avec intelligence, et, ce soir-là, Glenarvan remarqua que ses soins redoublèrent; ce dont il le remercia, car la conservation de l’attelage était d’un intérêt majeur.
Pendant ce temps, les voyageurs prirent leur part d’un souper assez sommaire. La fatigue et la chaleur tuant la faim, ils avaient besoin, non de nourriture, mais de repos. Lady Helena et miss Grant, après avoir souhaité le bonsoir à leurs compagnons, regagnèrent la couchette accoutumée. Quant aux hommes, les uns se glissèrent sous la tente; les autres, par goût, s’étendirent sur une herbe épaisse au pied des arbres, ce qui est sans inconvénient dans ces pays salubres.
Peu à peu, chacun s’endormit d’un lourd sommeil.
L’obscurité redoublait sous un rideau de gros nuages qui envahissaient le ciel. Il n’y avait pas un souffle de vent dans l’atmosphère. Le silence de la nuit n’était interrompu que par les hululements du «morepork», qui donnait la tierce mineure avec une surprenante justesse comme les tristes coucous d’Europe.
Vers onze heures, après un mauvais sommeil, lourd et fatigant, le major se réveilla. Ses yeux à demi fermés furent frappés d’une vague lumière qui courait sous les grands arbres. On eût dit une nappe blanchâtre, miroitante comme l’eau d’un lac, et Mac Nabbs crut d’abord que les premières lueurs d’un incendie se propageaient sur le sol.
Il se leva, et marcha vers le bois. Sa surprise fut grande quand il se vit en présence d’un phénomène purement naturel. Sous ses yeux s’étendait un immense plan de champignons qui émettaient des phosphorescences. Les spores lumineux de ces cryptogames rayonnaient dans l’ombre avec une certaine intensité.
Le major, qui n’était point égoïste, allait réveiller Paganel, afin que le savant constatât ce phénomène de ses propres yeux, quand un incident l’arrêta.
La lueur phosphorescente illuminait le bois pendant l’espace d’un demi-mille, et Mac Nabbs crut voir passer rapidement des ombres sur la lisière éclairée.
Ses regards le trompaient-ils? était-il le jouet d’une hallucination?
Mac Nabbs se coucha à terre, et, après une rigoureuse observation, il aperçut distinctement plusieurs hommes, qui, se baissant, se relevant, tour à tour, semblaient chercher sur le sol des traces encore fraîches.
Ce que voulaient ces hommes, il fallait le savoir.
Le major n’hésita pas, et sans donner l’éveil à ses compagnons, rampant sur le sol comme un sauvage des prairies, il disparut sous les hautes herbes.
Chapitre XIX
Un coup de théâtre
Ce fut une affreuse nuit. À deux heures du matin, la pluie commença à tomber, une pluie torrentielle que les nuages orageux versèrent jusqu’au jour. La tente devint un insuffisant abri. Glenarvan et ses compagnons se réfugièrent dans le chariot. On ne dormit pas. On causa de choses et d’autres. Seul, le major, dont personne n’avait remarqué la courte absence, se contenta d’écouter sans mot dire. La terrible averse ne discontinuait pas. On pouvait craindre qu’elle ne provoquât un débordement de la Snowy, dont le chariot, enlisé dans un sol mou, se fût très mal trouvé. Aussi, plus d’une fois, Mulrady, Ayrton, John Mangles allèrent examiner le niveau des eaux courantes, et revinrent mouillés de la tête aux pieds.
Enfin, le jour parut. La pluie cessa, mais les rayons du soleil ne purent traverser l’épaisse nappe des nuages. De larges flaques d’eau jaunâtre, de vrais étangs troubles et bourbeux, salissaient le sol.
Une buée chaude transpirait à travers ces terrains détrempés et saturait l’atmosphère d’une humidité malsaine.
Glenarvan s’occupa du chariot tout d’abord. C’était l’essentiel à ses yeux. On examina le lourd véhicule.
Il se trouvait embourbé au milieu d’une vaste dépression du sol dans une glaise tenace. Le train de devant disparaissait presque en entier, et celui de derrière jusqu’au heurtequin de l’essieu. On aurait de la peine à retirer cette lourde machine, et ce ne serait pas trop de toutes les forces réunies des hommes, des bœufs et des chevaux.
«En tout cas, il faut se hâter, dit John Mangles.
Cette glaise en séchant rendra l’opération plus difficile.
– Hâtons-nous», répondit Ayrton.
Glenarvan, ses deux matelots, John Mangles et Ayrton pénétrèrent sous le bois où les animaux avaient passé la nuit.
C’était une haute forêt de gommiers d’un aspect sinistre. Rien que des arbres morts, largement espacés, écorcés depuis des siècles, ou plutôt écorchés comme les chênes-lièges au moment de la récolte. Ils portaient à deux cents pieds dans les airs le maigre réseau de leurs branches dépouillées.
Pas un oiseau ne nichait sur ces squelettes aériens; pas une feuille ne tremblait à cette ramure sèche et cliquetante comme un fouillis d’ossements. À quel cataclysme attribuer ce phénomène, assez fréquent en Australie, de forêts entières frappées d’une mort épidémique? on ne sait. Ni les plus vieux indigènes, ni leurs ancêtres, ensevelis depuis longtemps dans les bocages de la mort, ne les ont vus verdoyants.
Glenarvan, tout en marchant, regardait le ciel gris sur lequel se profilaient nettement les moindres ramilles des gommiers comme de fines découpures.
Ayrton s’étonnait de ne plus rencontrer les chevaux et les bœufs à l’endroit où il les avait conduits.
Ces bêtes entravées ne pouvaient aller loin cependant.
On les chercha dans le bois, mais sans les trouver.
Ayrton, surpris, revint alors du côté de la Snowy-river, bordée de magnifiques mimosas. Il faisait entendre un cri bien connu de son attelage, qui ne répondait pas. Le quartier-maître semblait très inquiet, et ses compagnons se regardaient d’un air désappointé.