– Non, répondit Mac Nabbs, sans paraître remarquer l’empressement du quartier-maître, empressement très justifié, d’ailleurs, dans cette circonstance.
– Tant pis, ajouta Ayrton.
– Eh bien! demanda Glenarvan, à qui attribue-t-on ce crime?
– Lisez, répondit le major, qui présenta à Glenarvan un numéro de l’Australian and New Zealand gazette, et vous verrez que l’inspecteur de police ne se trompait pas.»
Glenarvan lut à haute voix le passage suivant:
«Sydney, 2 janvier 1866. – On se rappelle que, dans «la nuit du 29 au 30 décembre dernier, un accident eut lieu à Camden-Bridge, à cinq milles au delà de la station de Castlemaine, railway de Melbourne à Sandhurst. L’express de nuit de 11 h 45, lancé à toute vitesse, est venu se précipiter dans la Lutton-river. Le pont de Camden était resté ouvert au passage du train.
«Des vols nombreux commis après l’accident, le «cadavre» du garde retrouvé à un demi-mille de Camden-Bridge, prouvèrent que cette catastrophe était le résultat d’un crime.
«En effet, d’après l’enquête du coroner, il résulte que ce crime doit être attribué à la bande de convicts échappés depuis six mois du pénitentiaire de Perth, Australie occidentale, au moment où ils allaient être transférés à l’île Norfolk.
«Ces convicts sont au nombre de vingt-neuf; ils sont commandés par un certain Ben Joyce, malfaiteur de la plus dangereuse espèce, arrivé depuis quelques mois en Australie, on ne sait par quel navire, et sur lequel la justice n’a jamais pu mettre la main.
«Les habitants des villes, les colons et squatters des stations sont invités à se tenir sur leurs gardes, et à faire parvenir au surveyor général tous les renseignements de nature à favoriser ses recherches.
«J P Mitchell, S G»
Lorsque Glenarvan eut terminé la lecture de cet article, Mac Nabbs se tourna vers le géographe et lui dit:
«Vous voyez, Paganel, qu’il peut y avoir des convicts en Australie.
– Des évadés, c’est évident! répondit Paganel, mais des transportés régulièrement admis, non. Ces gens-là n’ont pas le droit d’être ici.
– Enfin, ils y sont, reprit Glenarvan; mais je ne suppose pas que leur présence puisse modifier nos projets et arrêter notre voyage. Qu’en penses-tu, John?»
John Mangles ne répondit pas immédiatement; il hésitait entre la douleur que causerait aux deux enfants l’abandon des recherches commencées et la crainte de compromettre l’expédition.
«Si lady Glenarvan et miss Grant n’étaient pas avec nous, dit-il, je me préoccuperais fort peu de cette bande de misérables.»
Glenarvan le comprit et ajouta:
«Il va sans dire qu’il ne s’agit pas de renoncer à accomplir notre tâche; mais peut-être serait-il prudent, à cause de nos compagnes, de rejoindre le Duncan à Melbourne, et d’aller reprendre à l’est les traces d’Harry Grant. Qu’en pensez-vous, Mac Nabbs?
– Avant de me prononcer, répondit le major, je désirerais connaître l’opinion d’Ayrton.»
Le quartier-maître, directement interpellé, regarda Glenarvan.
«Je pense, dit-il, que nous sommes à deux cents milles de Melbourne, et que le danger, s’il existe, est aussi grand sur la route du sud que sur la route de l’est. Toutes deux sont peu fréquentées, toutes deux se valent. D’ailleurs, je ne crois pas qu’une trentaine de malfaiteurs puissent effrayer huit hommes bien armés et résolus. Donc, sauf meilleur avis, j’irais en avant.
– Bien parlé, Ayrton, répondit Paganel. En continuant, nous pouvons couper les traces du capitaine Grant. En revenant au sud, nous les fuyons au contraire. Je pense donc comme vous, et je fais bon marché de ces échappés de Perth, dont un homme de cœur ne saurait tenir compte!»
Sur ce, la proposition de ne rien changer au programme du voyage fut mise aux voix et passa à l’unanimité.
«Une seule observation, mylord, dit Ayrton au moment où on allait se séparer.
– Parlez, Ayrton.
– Ne serait-il pas opportun d’envoyer au Duncan l’ordre de rallier la côte?
– À quoi bon? répondit John Mangles. Lorsque nous serons arrivés à la baie Twofold, il sera temps d’expédier cet ordre. Si quelque événement imprévu nous obligeait à gagner Melbourne, nous pourrions regretter de ne plus y trouver le Duncan. D’ailleurs, ses avaries ne doivent pas encore être réparées. Je crois donc, par ces divers motifs, qu’il vaut mieux attendre.
– Bien!» répondit Ayrton, qui n’insista pas.
Le lendemain, la petite troupe, armée et prête à tout événement, quitta Seymour. Une demi-heure après, elle rentrait dans la forêt d’eucalyptus, qui reparaissait de nouveau vers l’est. Glenarvan eût préféré voyager en rase campagne. Une plaine est moins propice aux embûches et guet-apens qu’un bois épais. Mais on n’avait pas le choix, et le chariot se faufila pendant toute la journée entre les grands arbres monotones. Le soir, après avoir longé la frontière septentrionale du comté d’Anglesey, il franchit le cent quarante-sixième méridien, et l’on campa sur la limite du district de Murray.
Chapitre XVI
Où le major soutient que ce sont des singes
Le lendemain matin, 5 janvier, les voyageurs mettaient le pied sur le vaste territoire de Murray. Ce district vague et inhabité s’étend jusqu’à la haute barrière des Alpes australiennes. La civilisation ne l’a pas encore découpé en comtés distincts. C’est la portion peu connue et peu fréquentée de la province. Ses forêts tomberont un jour sous la hache du bushman; ses prairies seront livrées au troupeau du squatter; mais jusqu’ici c’est le sol vierge, tel qu’il émergea de l’océan Indien, c’est le désert.
L’ensemble de ces terrains porte un nom significatif sur les cartes anglaises: «reserve for the blacks», la réserve pour les noirs. C’est là que les indigènes ont été brutalement repoussés par les colons. On leur a laissé, dans les plaines éloignées, sous les bois inaccessibles, quelques places déterminées, où la race aborigène achèvera peu à peu de s’éteindre. Tout homme blanc, colon, émigrant, squatter, bushman, peut franchir les limites de ces réserves. Le noir seul n’en doit jamais sortir.
Paganel, tout en chevauchant, traitait cette grave question des races indigènes. Il n’y eut qu’un avis à cet égard, c’est que le système britannique poussait à l’anéantissement des peuplades conquises, à leur effacement des régions où vivaient leurs ancêtres. Cette funeste tendance fut partout marquée, et en Australie plus qu’ailleurs.
Aux premiers temps de la colonie, les déportés, les colons eux-mêmes, considéraient les noirs comme des animaux sauvages. Ils les chassaient et les tuaient à coups de fusil. On les massacrait, on invoquait l’autorité des jurisconsultes pour prouver que l’australien étant hors la loi naturelle, le meurtre de ces misérables ne constituait pas un crime. Les journaux de Sydney proposèrent même un moyen efficace de se débarrasser des tribus du lac Hunter: