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La trace du naufrage échappait encore.

Quant au Duncan, rien non plus. Toute cette portion de l’Australie, riveraine de l’océan, était déserte.

Toutefois, John Mangles découvrit sur la lisière du rivage des traces évidentes de campement, des restes de feux récemment allumés sous des myalls isolés. Une tribu nomade de naturels avait-elle donc passé là depuis quelques jours? Non, car un indice frappa les yeux de Glenarvan et lui démontra d’une incontestable façon que des convicts avaient fréquenté cette partie de la côte.

Cet indice, c’était une vareuse grise et jaune, usée, rapiécée, un haillon sinistre abandonné au pied d’un arbre. Elle portait le numéro matricule du pénitentiaire de Perth. Le forçat n’était plus là, mais sa défroque sordide répondait pour lui.

Cette livrée du crime, après avoir vêtu quelque misérable, achevait de pourrir sur ce rivage désert.

«Tu vois, John! dit Glenarvan, les convicts sont arrivés jusqu’ici! Et nos pauvres camarades du Duncan?…

– Oui! répondit John d’une voix sourde, il est certain qu’ils n’ont pas été débarqués, qu’ils ont péri…

– Les misérables! s’écria Glenarvan. S’ils tombent jamais entre mes mains, je vengerai mon équipage!…»

La douleur avait durci les traits de Glenarvan.

Pendant quelques minutes, le lord regarda l’immensité des flots, cherchant peut-être d’un dernier regard quelque navire perdu dans l’espace. Puis ses yeux s’éteignirent, il redevint lui-même, et, sans ajouter un mot ni faire un geste, il reprit la route d’Eden au galop de son cheval.

Une seule formalité restait à remplir, la déclaration au constable des événements qui venaient de s’accomplir. Elle fut faite le soir même à Thomas Banks. Ce magistrat put à peine dissimuler sa satisfaction en libellant son procès-verbal. Il était tout simplement ravi du départ de Ben Joyce et de sa bande. La ville entière partagea son contentement. Les convicts venaient de quitter l’Australie, grâce à un nouveau crime, il est vrai, mais enfin ils étaient partis. Cette importante nouvelle fut immédiatement télégraphiée aux autorités de Melbourne et de Sydney.

Sa déclaration achevée, Glenarvan revint à l’hôtel Victoria.

Les voyageurs passèrent fort tristement cette dernière soirée. Leurs pensées erraient sur cette terre féconde en malheurs. Ils se rappelaient tant d’espérances si légitimement conçues au cap Bernouilli, si cruellement brisées à la baie Twofold!

Paganel, lui, était en proie à une agitation fébrile. John Mangles, qui l’observait depuis l’incident de la Snowy-River, sentait que le géographe voulait et ne voulait pas parler. Maintes fois il l’avait pressé de questions auxquelles l’autre n’avait pas répondu.

Cependant, ce soir-là, John, le reconduisant à sa chambre, lui demanda pourquoi il était si nerveux.

«Mon ami John, répondit évasivement Paganel, je ne suis pas plus nerveux que d’habitude.

– Monsieur Paganel, reprit John, vous avez un secret qui vous étouffe!

– Eh bien! Que voulez-vous, s’écria le géographe gesticulant, c’est plus fort que moi!

– Qu’est-ce qui est plus fort que vous?

– Ma joie d’un côté, mon désespoir de l’autre.

– Vous êtes joyeux et désespéré à la fois?

– Oui, joyeux et désespéré d’aller visiter la Nouvelle-Zélande.

– Est-ce que vous auriez quelque indice? demanda vivement John Mangles. Est-ce que vous avez repris la piste perdue?

– Non, ami John! on ne revient pas de la Nouvelle-Zélande! mais, cependant… Enfin, vous connaissez la nature humaine! Il suffit qu’on respire pour espérer! Et ma devise, c’est «spiro, spero,» qui vaut les plus belles devises du monde!»

Chapitre II Le passé du pays où l’on va

Le lendemain, 27 janvier, les passagers du Macquarie étaient installés à bord dans l’étroit roufle du brick. Will Halley n’avait point offert sa cabine aux voyageuses. Politesse peu regrettable, car la tanière était digne de l’ours.

À midi et demi, on appareilla avec le jusant. L’ancre vint à pic et fut péniblement arrachée du fond. Il ventait du sud-ouest une brise modérée. Les voiles furent larguées peu à peu. Les cinq hommes du bord manœuvraient lentement. Wilson voulut aider l’équipage. Mais Halley le pria de se tenir tranquille et de ne point se mêler de ce qui ne le regardait pas. Il avait l’habitude de se tirer tout seul d’affaire et ne demandait ni aide ni conseils.

Ceci était à l’adresse de John Mangles, que la gaucherie de certaines manœuvres faisait sourire.

John le tint pour dit, se réservant d’intervenir, de fait sinon de droit, au cas où la maladresse de l’équipage compromettrait la sûreté du navire.

Cependant, avec le temps et les bras des cinq matelots stimulés par les jurons du master, la voilure fut établie. Le Macquarie courut grand largue, bâbord amure, sous ses basses voiles, ses huniers, ses perroquets, sa brigantine et ses focs.

Plus tard, les bonnettes et les cacatois furent hissés. Mais, malgré ce renfort de toiles, le brick avançait à peine. Ses formes renflées de l’avant, l’évasement de ses fonds, la lourdeur de son arrière, en faisaient un mauvais marcheur, le type parfait du «sabot.»

Il fallut en prendre son parti. Heureusement, et si mal que naviguât le Macquarie, en cinq jours, six au plus, il devait avoir atteint la rade d’Auckland.

À sept heures du soir, on perdit de vue les côtes de l’Australie et le feu fixe du port d’Eden. La mer, assez houleuse, fatiguait le navire; il tombait lourdement dans le creux des vagues. Les passagers éprouvèrent de violentes secousses qui rendirent pénible leur séjour dans le roufle.

Cependant, ils ne pouvaient rester sur le pont, car la pluie était violente. Ils se virent donc condamnés à un emprisonnement rigoureux.

Chacun alors se laissa aller au courant de ses pensées. On causa peu. C’est à peine si lady Helena et Mary Grant échangeaient quelques paroles.

Glenarvan ne tenait pas en place. Il allait et venait, tandis que le major demeurait immobile.

John Mangles, suivi de Robert, montait de temps en temps sur le pont pour observer la mer. Quant à Paganel, il murmurait dans son coin des mots vagues et incohérents.

À quoi songeait le digne géographe? À cette Nouvelle-Zélande vers laquelle la fatalité le conduisait. Toute son histoire, il la refaisait dans son esprit, et le passé de ce pays sinistre réapparaissait à ses yeux.

Mais y avait-il dans cette histoire un fait, un incident qui eût jamais autorisé les découvreurs de ces îles à les considérer comme un continent?

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