Ces raisons étaient décisives. Glenarvan et Paganel, les impatients du bord, se rendirent, et l’opération fut remise au lendemain. La nuit se passa bien. Un quart avait été réglé pour veiller surtout au mouillage des ancres.
Le jour parut. Les prévisions de John Mangles se réalisaient. Il vantait une brise du nord-nord-ouest qui tendait à fraîchir. C’était un surcroît de force très avantageux. L’équipage fut mis en réquisition.
Robert, Wilson, Mulrady en haut du grand mât, le major, Glenarvan, Paganel sur le pont, disposèrent les manœuvres de façon à déployer les voiles au moment précis. La vergue du grand hunier fut hissée à bloc, la grand’voile et le grand hunier laissés sur leurs cargues.
Il était neuf heures du matin. Quatre heures devaient encore s’écouler jusqu’à la pleine mer. Elles ne furent pas perdues. John les employa à établir son mât de fortune sur l’avant du brick, afin de remplacer le mât de misaine. Il pourrait ainsi s’éloigner de ces dangereux parages, dès que le navire serait à flot. Les travailleurs firent de nouveaux efforts, et, avant midi, la vergue de misaine était solidement assujettie en guise de mât.
Lady Helena et Mary Grant se rendirent très utiles, et enverguèrent une voile de rechange sur la vergue du petit perroquet. C’était une joie pour elles de s’employer au salut commun. Ce gréement achevé, si le Macquarie laissait à désirer au point de vue de l’élégance, du moins pouvait-il naviguer à la condition de ne pas s’écarter de la côte.
Cependant, le flot montait. La surface de la mer se soulevait en petites vagues houleuses. Les têtes de brisants disparaissaient peu à peu, comme des animaux marins qui rentrent sous leur liquide élément. L’heure approchait de tenter la grande opération. Une fiévreuse impatience tenait les esprits en surexcitation. Personne ne parlait. On regardait John. On attendait un ordre de lui.
John Mangles, penché sur la lisse du gaillard d’arrière, observait la marée. Il jetait un coup d’œil inquiet au câble et au grelin élongés et fortement embraqués. À une heure, la mer atteignit son plus haut point. Elle était étale, c’est-à-dire à ce court instant où l’eau ne monte plus et ne descend pas encore. Il fallait opérer sans retard.
La grand’voile et le grand hunier furent largués et coiffèrent le mât sous l’effort du vent.
«Au guindeau!» cria John.
C’était un guindeau muni de bringuebales, comme les pompes à incendie. Glenarvan, Mulrady, Robert d’un côté, Paganel, le major, Olbinett de l’autre, pesèrent sur les bringuebales, qui communiquaient le mouvement à l’appareil. En même temps, John et Wilson, engageant les barres d’abatage, ajoutèrent leurs efforts à ceux de leurs compagnons.
«Hardi! Hardi! Cria le jeune capitaine, et de l’ensemble!»
Le câble et le grelin se tendirent sous la puissante action du guindeau. Les ancres tinrent bon et ne chassèrent point. Il fallait réussir promptement.
La pleine mer ne dure que quelques minutes. Le niveau d’eau ne pouvait aider à baisser. On redoubla d’efforts. Le vent donnait avec violence et masquait les voiles contre le mât. Quelques tressaillements se firent sentir dans la coque. Le brick parut près de se soulever. Peut-être suffirait-il d’un bras de plus pour l’arracher au banc de sable.
«Helena! Mary!» cria Glenarvan.
Les deux jeunes femmes vinrent joindre leurs efforts à ceux de leurs compagnons. Un dernier cliquetis du linguet se fit entendre.
Mais ce fut tout. Le brick ne bougea pas. L’opération était manquée. Le jusant commençait déjà, et il fut évident que, même avec l’aide du vent et de la mer, cet équipage réduit ne pourrait renflouer son navire.
Chapitre VI Où le cannibalisme est traité théoriquement
Le premier moyen de salut tenté par John Mangles avait échoué. Il fallait recourir au second sans tarder. Il est évident qu’on ne pouvait relever le Macquarie, et non moins évident que le seul parti à prendre, c’était d’abandonner le bâtiment.
Attendre à bord des secours problématiques, ç’eût été imprudence et folie. Avant l’arrivée providentielle d’un navire sur le théâtre du naufrage, le Macquarie serait mis en pièces! La prochaine tempête, ou seulement une mer un peu forte, soulevée par les vents du large, le roulerait sur les sables, le briserait, le dépècerait, en disperserait les débris. Avant cette inévitable destruction, John voulait gagner la terre.
Il proposa donc de construire un radeau, ou, en langue maritime, un «ras» assez solide pour porter les passagers et une quantité suffisante de vivres à la côte zélandaise.
Il n’y avait pas à discuter, mais à agir. Les travaux furent commencés, et ils étaient fort avancés, quand la nuit vint les interrompre.
Vers huit heures du soir, après le souper, tandis que lady Helena et Mary Grant reposaient sur les couchettes du roufle, Paganel et ses amis s’entretenaient de questions graves en parcourant le pont du navire. Robert n’avait pas voulu les quitter.
Ce brave enfant écoutait de toutes ses oreilles, prêt à rendre un service, prêt à se dévouer à une périlleuse entreprise.
Paganel avait demandé à John Mangles si le radeau ne pourrait suivre la côte jusqu’à Auckland, au lieu de débarquer ses passagers à terre. John répondit que cette navigation était impossible avec un appareil aussi défectueux.
«Et ce que nous ne pouvons tenter sur un radeau, dit Paganel, aurait-il pu se faire avec le canot du brick?
– Oui, à la rigueur, répondit John Mangles, mais à la condition de naviguer le jour et de mouiller la nuit.
– Ainsi, ces misérables qui nous ont abandonnés…
– Oh! Ceux-là, répondit John Mangles, ils étaient ivres, et, par cette profonde obscurité, je crains bien qu’ils n’aient payé de leur vie ce lâche abandon.
– Tant pis pour eux, reprit Paganel, et tant pis pour nous, car ce canot eût été bien utile.
– Que voulez-vous, Paganel? dit Glenarvan. Le radeau nous portera à terre.
– C’est précisément ce que j’aurais voulu éviter, répondit le géographe.
– Quoi! Un voyage de vingt milles au plus après ce que nous avons fait dans les Pampas et à travers l’Australie, peut-il effrayer des hommes rompus aux fatigues?
– Mes amis, répondit Paganel, je ne mets en doute ni votre courage ni la vaillance de nos compagnes. Vingt milles! Ce n’est rien en tout autre pays que la Nouvelle-Zélande. Vous ne me soupçonnerez pas de pusillanimité. Le premier, je vous ai entraînés à travers l’Amérique, à travers l’Australie. Mais ici, je le répète, tout vaut mieux que de s’aventurer dans ce pays perfide.
– Tout vaut mieux que de s’exposer à une perte certaine sur un navire échoué, fit John Mangles.
– Qu’avons-nous donc tant à redouter de la Nouvelle-Zélande? demanda Glenarvan.