«J Andrew S B «
La dépêche tomba des mains de Glenarvan.
Plus de doute! L’honnête yacht écossais, aux mains de Ben Joyce, était devenu un navire de pirates!
Ainsi finissait cette traversée de l’Australie, commencée sous de si favorables auspices. Les traces du capitaine Grant et des naufragés semblaient être irrévocablement perdues; cet insuccès coûtait la vie de tout un équipage; lord Glenarvan succombait à la lutte, et ce courageux chercheur, que les éléments conjurés n’avaient pu arrêter dans les pampas, la perversité des hommes venait de le vaincre sur le continent australien.
TROISIÈME PARTIE
Chapitre I Le macquarie
Si jamais les chercheurs du capitaine Grant devaient désespérer de le revoir, n’était-ce pas en ce moment où tout leur manquait à la fois?
Sur quel point du monde tenter une nouvelle expédition? Comment explorer de nouveaux pays?
Le Duncan n’existait plus, et un rapatriement immédiat n’était pas même possible. Ainsi donc l’entreprise de ces généreux écossais avait échoué.
L’insuccès! Triste mot qui n’a pas d’écho dans une âme vaillante, et, cependant, sous les coups de la fatalité, il fallait bien que Glenarvan reconnût son impuissance à poursuivre cette œuvre de dévouement.
Mary Grant, dans cette situation, eut le courage de ne plus prononcer le nom de son père. Elle contint ses angoisses en songeant au malheureux équipage qui venait de périr. La fille s’effaça devant l’amie, et ce fut elle qui consola Lady Glenarvan, après en avoir reçu tant de consolations!
La première, elle parla du retour en écosse. À la voir si courageuse, si résignée, John Mangles l’admira.
Il voulut faire entendre un dernier mot en faveur du capitaine, mais Mary l’arrêta d’un regard, et, plus tard, elle lui dit:
«Non, monsieur John, songeons à ceux qui se sont dévoués. Il faut que lord Glenarvan retourne en Europe!
– Vous avez raison, miss Mary, répondit John Mangles, il le faut. Il faut aussi que les autorités anglaises soient informées du sort du Duncan. Mais ne renoncez pas à tout espoir. Les recherches que nous avons commencées, plutôt que de les abandonner, je les reprendrais seul! Je retrouverai le capitaine Grant, ou je succomberai à la tâche!»
C’était un engagement sérieux que prenait John Mangles. Mary l’accepta, et elle tendit sa main vers la main du jeune capitaine, comme pour ratifier ce traité. De la part de John Mangles, c’était un dévouement de toute sa vie; de la part de Mary, une inaltérable reconnaissance.
Pendant cette journée, le départ fut décidé définitivement. On résolut de gagner Melbourne sans retard. Le lendemain, John alla s’enquérir des navires en partance. Il comptait trouver des communications fréquentes entre Eden et la capitale de Victoria.
Son attente fut déçue. Les navires étaient rares.
Trois ou quatre bâtiments, ancrés dans la baie de Twofold, composaient toute la flotte marchande de l’endroit. Aucun en destination de Melbourne ni de Sydney, ni de Pointe-De-Galles. Or, en ces trois ports de l’Australie seulement, Glenarvan eût trouvé des navires en charge pour l’Angleterre. En effet, la Peninsular oriental steam navigation company a une ligne régulière de paquebots entre ces points et la métropole.
Dans cette conjoncture, que faire? Attendre un navire? on pouvait s’attarder longtemps, car la baie de Twofold est peu fréquentée. Combien de bâtiments passent au large et ne viennent jamais atterrir!
Après réflexions et discussions, Glenarvan allait se décider à gagner Sydney par les routes de la côte, lorsque Paganel fit une proposition à laquelle personne ne s’attendait.
Le géographe avait été rendre de son côté une visite à la baie Twofold. Il savait que les moyens de transport manquaient pour Sydney et Melbourne.
Mais de ces trois navires mouillés en rade, l’un se préparait à partir pour Auckland, la capitale d’Ikana-Maoui, l’île nord de la Nouvelle-Zélande.
Or, Paganel proposa de fréter le bâtiment en question, et de gagner Auckland, d’où il serait facile de retourner en Europe par les bateaux de la compagnie péninsulaire.
Cette proposition fut prise en considération sérieuse. Paganel, d’ailleurs, ne se lança point dans ces séries d’arguments dont il était habituellement si prodigue. Il se borna à énoncer le fait, et il ajouta que la traversée ne durerait pas plus de cinq ou six jours. La distance qui sépare l’Australie de la Nouvelle-Zélande n’est, en effet, que d’un millier de milles.
Par une coïncidence singulière, Auckland se trouvait situé précisément sur cette ligne du trente-septième parallèle que les chercheurs suivaient obstinément depuis la côte de l’Araucanie. Certes, le géographe, sans être taxé de partialité, aurait pu tirer de ce fait un argument favorable à sa proposition. C’était, en effet, une occasion toute naturelle de visiter les accores de la Nouvelle-Zélande.
Cependant, Paganel ne fit pas valoir cet avantage.
Après deux déconvenues successives, il ne voulait pas sans doute hasarder une troisième interprétation du document. D’ailleurs, qu’en eût-il tiré? Il y était dit d’une façon péremptoire qu’un «continent» avait servi de refuge au capitaine Grant, non pas une île. Or, ce n’était qu’une île, cette Nouvelle-Zélande. Ceci paraissait décisif. Quoi qu’il en soit, pour cette raison ou pour toute autre, Paganel ne rattacha aucune idée d’exploration nouvelle à cette proposition de gagner Auckland. Il fit seulement observer que des communications régulières existaient entre ce point et la Grande-Bretagne, et qu’il serait facile d’en profiter.
John Mangles appuya la proposition de Paganel. Il en conseilla l’adoption, puisqu’on ne pouvait attendre l’arrivée problématique d’un navire à la baie Twofold. Mais, avant de passer outre, il jugea convenable de visiter le bâtiment signalé par le géographe. Glenarvan, le major, Paganel, Robert et lui prirent une embarcation, et, en quelques coups d’avirons, ils accostèrent le navire mouillé à deux encablures du quai.
C’était un brick de deux cent cinquante tonneaux, nommé le Macquarie. Il faisait le cabotage entre les différents ports de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Le capitaine, ou, pour mieux dire, le «master», reçut assez grossièrement ses visiteurs. Ils virent bien qu’ils avaient affaire à un homme sans éducation, que ses manières ne distinguaient pas essentiellement des cinq matelots de son bord. Une grosse figure rouge, des mains épaisses, un nez écrasé, un œil crevé, des lèvres encrassées par la pipe, avec cela l’air brutal, faisaient de Will Halley un triste personnage. Mais on n’avait pas le choix, et, pour une traversée de quelques jours, il ne fallait pas y regarder de si près.
«Que voulez-vous, vous autres? demanda Will Halley à ces inconnus qui prenaient pied sur le pont de son navire.