«Qu’a donc Thaouka? demanda Paganel; est-il mordu par les sangsues si voraces des eaux argentines?
– Non, répondit l’indien.
– Il s’effraye donc de quelque danger?
– Oui, il a senti le danger.
– Lequel?
– Je ne sais.»
Si l’œil ne révélait pas encore ce péril que devinait Thaouka, l’oreille, du moins, pouvait déjà s’en rendre compte. En effet, un murmure sourd, pareil au bruit d’une marée montante, se faisait entendre au delà des limites de l’horizon. Le vent soufflait par rafales humides et chargées d’une poussière aqueuse; les oiseaux, fuyant quelque phénomène inconnu, traversaient l’air à tire-d’aile; les chevaux, immergés jusqu’à mi-jambe, ressentaient les premières poussées du courant. Bientôt un bruit formidable, des beuglements, des hennissements, des bêlements retentirent à un demi-mille dans le sud, et d’immenses troupeaux apparurent, qui, se renversant, se relevant, se précipitant, mélange incohérent de bêtes effarées, fuyaient avec une effroyable rapidité.
C’est à peine s’il fut possible de les distinguer au milieu des tourbillons liquides soulevés dans leur course. Cent baleines de la plus forte taille n’auraient pas refoulé avec plus de violence les flots de l’océan.
«Anda, anda! cria Thalcave d’une voix éclatante.
– Qu’est-ce donc? dit Paganel.
– La crue! La crue! répondit Thalcave en éperonnant son cheval qu’il lança dans la direction du nord.
– L’inondation!» s’écria Paganel, et ses compagnons, lui en tête, volèrent sur les traces de Thaouka.
Il était temps. En effet, à cinq milles vers le sud, un haut et large mascaret dévalait sur la campagne, qui se changeait en océan. Les grandes herbes disparaissaient comme fauchées. Les touffes de mimosées, arrachées par le courant, dérivaient et formaient des îlots flottants. La masse liquide se débitait par nappes épaisses d’une irrésistible puissance. Il y avait évidemment eu rupture des barrancas des grands fleuves de la Pampasie, et peut-être les eaux du Colorado au nord et du rio Negro au sud se réunissaient-elles alors dans un lit commun.
La barre signalée par Thalcave arrivait avec la vitesse d’un cheval de course. Les voyageurs fuyaient devant elle comme une nuée chassée par un vent d’orage. Leurs yeux cherchaient en vain un lieu de refuge. Le ciel et l’eau se confondaient à l’horizon. Les chevaux, surexcités par le péril, s’emportaient dans un galop échevelé, et leurs cavaliers pouvaient à peine se tenir en selle.
Glenarvan regardait souvent en arrière.
«L’eau nous gagne, pensait-il.
– Anda, anda!» criait Thalcave.
Et l’on pressait encore les malheureuses bêtes.
De leur flanc labouré par l’éperon s’échappait un sang vif qui traçait sur l’eau de longs filets rouges. Ils trébuchaient dans les crevasses du sol.
Ils s’embarrassaient dans les herbes cachées. Ils s’abattaient. On les relevait. Ils s’abattaient encore. On les relevait toujours. Le niveau des eaux montait sensiblement. De longues ondulations annonçaient l’assaut de cette barre qui agitait à moins de deux milles sa tête écumante. Pendant un quart d’heure se prolongea cette lutte suprême contre le plus terrible des éléments. Les fugitifs n’avaient pu se rendre compte de la distance qu’ils venaient de parcourir, mais, à en juger par la rapidité de leur course, elle devait être considérable. Cependant, les chevaux, noyés jusqu’au poitrail, n’avançaient plus qu’avec une extrême difficulté. Glenarvan, Paganel, Austin, tous se crurent perdus et voués à cette mort horrible des malheureux abandonnés en mer. Leurs montures commençaient à perdre le sol de la plaine, et six pieds d’eau suffisaient à les noyer. Il faut renoncer à peindre les poignantes angoisses de ces huit hommes envahis par une marée montante. Ils sentaient leur impuissance à lutter contre ces cataclysmes de la nature, supérieurs aux forces humaines. Leur salut n’était plus dans leurs mains.
Cinq minutes après, les chevaux étaient à la nage; le courant seul les entraînait avec une incomparable violence et une vitesse égale à celle de leur galop le plus rapide, qui devait dépasser vingt milles à l’heure.
Tout salut semblait impossible, quand la voix du major se fit entendre.
«Un arbre, dit-il.
– Un arbre? s’écria Glenarvan.
– Là, là!» répondit Thalcave.
Et, du doigt, il montra à huit cents brasses dans le nord une espèce de noyer gigantesque qui s’élevait solitairement du milieu des eaux.
Ses compagnons n’avaient pas besoin d’être excités.
Cet arbre qui s’offrait si inopinément à eux, il fallait le gagner à tout prix. Les chevaux ne l’atteindraient pas sans doute, mais les hommes, du moins, pouvaient être sauvés. Le courant les portait. En ce moment, le cheval de Tom Austin fit entendre un hennissement étouffé et disparut.
Son maître, dégagé de ses étriers se mit à nager vigoureusement.
«Accroche-toi à ma selle, lui cria Glenarvan.
– Merci, votre honneur, répondit Tom Austin, les bras sont solides.
– Ton cheval, Robert?… Reprit Glenarvan, se tournant vers le jeune Grant.
– Il va, mylord! Il va! Il nage comme un poisson!
– Attention!» dit le major d’une voix forte.
Ce mot était à peine prononcé, que l’énorme mascaret arriva. Une vague monstrueuse, haute de quarante pieds, déferla sur les fugitifs avec un bruit épouvantable. Hommes et bêtes, tout disparut dans un tourbillon d’écume. Une masse liquide pesant plusieurs millions de tonnes les roula dans ses eaux furieuses. Lorsque la barre fut passée, les hommes revinrent à la surface des eaux et se comptèrent rapidement; mais les chevaux, sauf Thaouka portant son maître, avaient pour jamais disparu.
«Hardi! Hardi! répétait Glenarvan, qui soutenait Paganel d’un bras et nageait de l’autre.
– Cela va! Cela va!… Répondit le digne savant, et même, je ne suis pas fâché…»
De quoi n’était-il pas fâché? on ne le sut jamais, car le pauvre homme fut forcé d’avaler la fin de sa phrase avec une demi-pinte d’eau limoneuse. Le major s’avançait tranquillement, en tirant une coupe régulière qu’un maître nageur n’eût pas désavouée.
Les matelots se faufilaient comme deux marsouins dans leur liquide élément. Quant à Robert, accroché à la crinière de Thaouka, il se laissait emporter avec lui. Thaouka fendait les eaux avec une énergie superbe, et se maintenait instinctivement dans la ligne de l’arbre où portait le courant.
L’arbre n’était plus qu’à vingt brasses. En quelques instants, il fut atteint par la troupe entière.