Ces paroles prononcées avec une généreuse animation, produisirent une émotion profonde parmi les auditeurs de Paganel. Tous se levèrent et vinrent lui serrer la main.
«Oui! Mon père est là! s’écriait Robert Grant, en dévorant la carte des yeux.
– Et où il est, répondit Glenarvan, nous saurons le retrouver, mon enfant! Rien de plus logique que l’interprétation de notre ami Paganel, et il faut, sans hésiter, suivre la voie qu’il nous trace. Ou le capitaine est entre les mains d’indiens nombreux, ou il est prisonnier d’une faible tribu. Dans ce dernier cas, nous le délivrerons. Dans l’autre, après avoir reconnu sa situation, nous rejoignons le Duncan sur la côte orientale, nous gagnons Buenos-Ayres, et là, un détachement organisé par le major Mac Nabbs aura raison de tous les indiens des provinces argentines.
– Bien! Bien! Votre honneur! répondit John Mangles, et j’ajouterai que cette traversée du continent américain se fera sans périls.
– Sans périls et sans fatigues, reprit Paganel. Combien l’ont accomplie déjà qui n’avaient guère nos moyens d’exécution, et dont le courage n’était pas soutenu par la grandeur de l’entreprise! Est-ce qu’en 1872 un certain Basilio Villarmo n’est pas allé de Carmen aux cordillères? Est-ce qu’en 1806 un chilien, alcade de la province de Concepcion, don Luiz de la Cruz, parti d’Antuco, n’a pas précisément suivi ce trente-septième degré, et, franchissant les Andes, n’est-il pas arrivé à Buenos-Ayres, après un trajet accompli en quarante jours? Enfin le colonel Garcia, M Alcide d’Orbigny, et mon honorable collègue, le docteur Martin de Moussy, n’ont-ils pas parcouru ce pays en tous les sens, et fait pour la science ce que nous allons faire pour l’humanité?
– Monsieur! Monsieur, dit Mary Grant d’une voix brisée par l’émotion, comment reconnaître un dévouement qui vous expose à tant de dangers?
– Des dangers! s’écria Paganel. Qui a prononcé le mot danger?
– Ce n’est pas moi! répondit Robert Grant, l’œil brillant, le regard décidé.
– Des dangers! reprit Paganel, est-ce que cela existe? D’ailleurs, de quoi s’agit-il? D’un voyage de trois cent cinquante lieues à peine, puisque nous irons en ligne droite, d’un voyage qui s’accomplira sous une latitude équivalente à celle de l’Espagne, de la Sicile, de la Grèce dans l’autre hémisphère, et par conséquent sous un climat à peu près identique, d’un voyage enfin dont la durée sera d’un mois au plus! C’est une promenade!
– Monsieur Paganel, demanda alors lady Helena, vous pensez donc que si les naufragés sont tombés au pouvoir des indiens, leur existence a été respectée?
– Si je le pense, madame! Mais les indiens ne sont pas des anthropophages! Loin de là. Un de mes compatriotes, que j’ai connu à la société de géographie, M Guinnard, est resté pendant trois ans prisonnier des indiens des pampas. Il a souffert, il a été fort maltraité, mais enfin il est sorti victorieux de cette épreuve. Un européen est un être utile dans ces contrées; les indiens en connaissent la valeur, et ils le soignent comme un animal de prix.
– Eh bien, il n’y a plus à hésiter, dit Glenarvan, il faut partir, et partir sans retard. Quelle route devons-nous suivre?
– Une route facile et agréable, répondit Paganel. Un peu de montagnes en commençant, puis une pente douce sur le versant oriental des Andes, et enfin une plaine unie, gazonnée, sablée, un vrai jardin.
– Voyons la carte, dit le major.
– La voici, mon cher Mac Nabbs. Nous irons prendre l’extrémité du trente-septième parallèle sur la côte chilienne, entre la pointe Rumena et la baie de Carnero. Après avoir traversé la capitale de l’Araucanie, nous couperons la cordillère par la passe d’Antuco, en laissant le volcan au sud; puis, glissant sur les déclivités allongées des montagnes, franchissant le Neuquem, le Rio Colorado, nous atteindrons les pampas, le Salinas, la rivière Guamini, la sierra Tapalquen. Là se présentent les frontières de la province de Buenos-Ayres. Nous les passerons, nous gravirons la sierra Tandil, et nous prolongerons nos recherches jusqu’à la pointe Medano sur les rivages de l’Atlantique.»
En parlant ainsi, en développant le programme de l’expédition, Paganel ne prenait même pas la peine de regarder la carte déployée sous ses yeux; il n’en avait que faire. Nourrie des travaux de Frézier, de Molina, de Humboldt, de Miers, de D’Orbigny, sa mémoire ne pouvait être ni trompée, ni surprise. Après avoir terminé cette nomenclature géographique, il ajouta:
«Donc, mes chers amis, la route est droite. En trente jours nous l’aurons franchie, et nous serons arrivés avant le Duncan sur la côte orientale, pour peu que les vents d’aval retardent sa marche.
– Ainsi le Duncan, dit John Mangles, devra croiser entre le cap Corrientes et le cap Saint-Antoine?
– Précisément.
– Et comment composeriez-vous le personnel d’une pareille expédition? demanda Glenarvan.
– Le plus simplement possible. Il s’agit seulement de reconnaître la situation du capitaine Grant, et non de faire le coup de fusil avec les indiens. Je crois que lord Glenarvan, notre chef naturel; le major, qui ne voudra céder sa place à personne; votre serviteur, Jacques Paganel…
– Et moi! s’écria le jeune Grant.
– Robert! Robert! dit Mary.
– Et pourquoi pas? répondit Paganel. Les voyages forment la jeunesse. Donc, nous quatre, et trois marins du Duncan…
– Comment, dit John Mangles en s’adressant à son maître, votre honneur ne réclame pas pour moi?
– Mon cher John, répondit Glenarvan, nous laissons nos passagères à bord, c’est-à-dire ce que nous avons de plus cher au monde! Qui veillerait sur elles, si ce n’est le dévoué capitaine du Duncan?
– Nous ne pouvons donc pas vous accompagner? dit lady Helena, dont les yeux se voilèrent d’un nuage de tristesse.
– Ma chère Helena, répondit Glenarvan, notre voyage doit s’accomplir dans des conditions exceptionnelles de célérité; notre séparation sera courte, et…
– Oui, mon ami, je vous comprends, répondit lady Helena; allez donc, et réussissez dans votre entreprise!
– D’ailleurs, ce n’est pas un voyage, dit Paganel.
– Et qu’est-ce donc? demanda lady Helena.
– Un passage, rien de plus. Nous passerons, voilà tout, comme l’honnête homme sur terre, en faisant le plus de bien possible. Transire benefaciendo, c’est là notre devise.»
Sur cette parole de Paganel se termina la discussion, si l’on peut donner ce nom à une conversation dans laquelle tout le monde fut du même avis. Les préparatifs commencèrent le jour même. On résolut de tenir l’expédition secrète, pour ne pas donner l’éveil aux indiens.
Le départ fut fixé au 14 octobre. Quand il s’agit de choisir les matelots destinés à débarquer, tous offrirent leurs services, et Glenarvan n’eut que l’embarras du choix. Il préféra donc s’en remettre au sort, pour ne pas désobliger de si braves gens.