Ces moas que poursuivait Paganel, ces contemporains des mégathérium et des ptérodactyles, devaient avoir dix-huit pieds de hauteur. C’étaient des autruches démesurées et peu courageuses, car elles fuyaient avec une extrême rapidité. Mais pas une balle ne put les arrêter dans leur course! Après quelques minutes de chasse, ces insaisissables moas disparurent derrière les grands arbres, et les chasseurs en furent pour leurs frais de poudre et de déplacement.
Ce soir-là, 1er mars, Glenarvan et ses compagnons, abandonnant enfin l’immense forêt de kauris, campèrent au pied du mont Ikirangi, dont la cime montait à cinq mille cinq cents pieds dans les airs.
Alors, près de cent milles avaient été franchis depuis le Maunganamu, et la côte restait encore à trente milles. John Mangles avait espéré faire cette traversée en dix jours, mais il ignorait alors les difficultés que présentait cette région.
En effet, les détours, les obstacles de la route, les imperfections des relèvements, l’avaient allongée d’un cinquième, et malheureusement les voyageurs, en arrivant au mont Ikirangi, étaient complètement épuisés.
Or, il fallait encore deux grands jours de marche pour atteindre la côte, et maintenant, une nouvelle activité, une extrême vigilance, redevenaient nécessaires, car on rentrait dans une contrée souvent fréquentée par les naturels.
Cependant, chacun dompta ses fatigues, et le lendemain la petite troupe repartit au lever du jour.
Entre le mont Ikirangi, qui fut laissé à droite, et le mont Hardy, dont le sommet s’élevait à gauche à une hauteur de trois mille sept cents pieds, le voyage devint très pénible. Il y avait là, sur une longueur de dix milles, une plaine toute hérissée de «supple-jacks», sorte de liens flexibles justement nommés «lianes étouffantes. «à chaque pas, les bras et les jambes s’y embarrassaient, et ces lianes, de véritables serpents, enroulaient le corps de leurs tortueux replis. Pendant deux jours, il fallut s’avancer la hache à la main et lutter contre cette hydre à cent mille têtes, ces plantes tracassantes et tenaces, que Paganel eût volontiers classées parmi les zoophytes.
Là, dans ces plaines, la chasse devint impossible, et les chasseurs n’apportèrent plus leur tribut accoutumé. Les provisions touchaient à leur fin, on ne pouvait les renouveler; l’eau manquait, on ne pouvait apaiser une soif doublée par les fatigues.
Alors, les souffrances de Glenarvan et des siens furent horribles, et, pour la première fois, l’énergie morale fut près de les abandonner.
Enfin, ne marchant plus, se traînant, corps sans âmes menés par le seul instinct de la conservation qui survivait à tout autre sentiment, ils atteignirent la pointe Lottin, sur les bords du Pacifique.
En cet endroit se voyaient quelques huttes désertes, ruines d’un village récemment dévasté par la guerre, des champs abandonnés, partout les marques du pillage, de l’incendie. Là, la fatalité réservait une nouvelle et terrible épreuve aux infortunés voyageurs.
Ils erraient le long du rivage, quand, à un mille de la côte, apparut un détachement d’indigènes, qui s’élança vers eux en agitant ses armes. Glenarvan, acculé à la mer, ne pouvait fuir, et, réunissant ses dernières forces, il allait prendre ses dispositions pour combattre, quand John Mangles s’écria:
«Un canot, un canot!»
À vingt pas, en effet, une pirogue, garnie de six avirons, était échouée sur la grève. La mettre à flot, s’y précipiter et fuir ce dangereux rivage, ce fut l’affaire d’un instant. John Mangles, Mac Nabbs, Wilson, Mulrady se mirent aux avirons; Glenarvan prit le gouvernail; les deux femmes, Olbinett et Robert s’étendirent près de lui.
En dix minutes, la pirogue fut d’un quart de mille au large. La mer était calme. Les fugitifs gardaient un profond silence.
Cependant, John, ne voulant pas trop s’écarter de la côte, allait donner l’ordre de prolonger le rivage, quand son aviron s’arrêta subitement dans ses mains.
Il venait d’apercevoir trois pirogues qui débouchaient de la pointe Lottin, dans l’évidente intention de lui appuyer la chasse.
«En mer! En mer! s’écria-t-il, et plutôt nous abîmer dans les flots!»
La pirogue, enlevée par ses quatre rameurs, reprit le large. Pendant une demi-heure, elle put maintenir sa distance; mais les malheureux, épuisés, ne tardèrent pas à faiblir, et les trois autres pirogues gagnèrent sensiblement sur eux. En ce moment, deux milles à peine les en séparaient. Donc, nulle possibilité d’éviter l’attaque des indigènes, qui, armés de leurs longs fusils, se préparaient à faire feu.
Que faisait alors Glenarvan? Debout, à l’arrière du canot, il cherchait à l’horizon quelque secours chimérique. Qu’attendait-il? Que voulait-il? Avait-il comme un pressentiment?
Tout à coup, son regard s’enflamma, sa main s’étendit vers un point de l’espace.
«Un navire! s’écria-t-il, mes amis, un navire!
Nagez! Nagez ferme!»
Pas un des quatre rameurs ne se retourna pour voir ce bâtiment inespéré, car il ne fallait pas perdre un coup d’aviron. Seul, Paganel, se levant, braqua sa longue-vue sur le point indiqué.
«Oui, dit-il, un navire! Un steamer! Il chauffe à toute vapeur! Il vient sur nous! Hardi, mes camarades!»
Les fugitifs déployèrent une nouvelle énergie, et pendant une demi-heure encore, conservant leur distance, ils enlevèrent la pirogue à coups précipités. Le steamer devenait de plus en plus visible. On distinguait ses deux mâts à sec de toile et les gros tourbillons de sa fumée noire.
Glenarvan, abandonnant la barre à Robert, avait saisi la lunette du géographe et ne perdait pas un des mouvements du navire.
Mais que durent penser John Mangles et ses compagnons, quand ils virent les traits du lord se contracter, sa figure pâlir, et l’instrument tomber de ses mains? Un seul mot leur expliqua ce subit désespoir.
«Le Duncan! s’écria Glenarvan, le Duncan et les convicts!
– Le Duncan! s’écria John, qui lâcha son aviron et se leva aussitôt.
– Oui! La mort des deux côtés!» murmura Glenarvan, brisé par tant d’angoisses.
C’était le yacht, en effet, on ne pouvait s’y méprendre, le yacht avec son équipage de bandits!
Le major ne put retenir une malédiction qu’il lança contre le ciel. C’en était trop!
Cependant, la pirogue était abandonnée à elle-même.
Où la diriger? Où fuir? était-il possible de choisir entre les sauvages ou les convicts?
Un coup de fusil partit de l’embarcation indigène la plus rapprochée, et la balle vint frapper l’aviron de Wilson. Quelques coups de rames repoussèrent alors la pirogue vers le Duncan.
Le yacht marchait à toute vapeur et n’était plus qu’à un demi-mille. John Mangles, coupé de toutes parts, ne savait plus comment évoluer, dans quelle direction fuir. Les deux pauvres femmes, agenouillées, éperdues, priaient.