Il fit ce qu’on fait en semblable occurrence: il se porta vivement à droite. Comme par hasard, Pardaillan exécuta le même mouvement. En sorte qu’il le retrouva devant lui, toujours souriant. Il mâchonna un juron et fit un pas à gauche. Et, toujours par hasard, il se heurta à Pardaillan.
Seulement, cette fois, la botte du chevalier écrasa l’orteil du grand prévôt, qui écuma:
– Morbleu! monsieur, avez-vous l’intention de m’empêcher de passer?
Le sourire de Pardaillan se figea et, glacial:
– Vous êtes long à comprendre, monsieur.
Neuvy porta la main à la garde de son épée. Les gentilshommes de l’escorte de d’Épernon s’agitaient. La foule recommençait ses clameurs de mort. Les archers s’apprêtaient à foncer, malgré la menace de Jehan qui ne lâchait pas son colosse, lequel poussait des cris stridents et des appels désespérés. Une seconde encore, et c’était la ruée de ces gentilshommes, de ces agents et de cette foule sur les deux hommes.
– Que personne ne bouge! lança le Béarnais d’un ton de suprême commandement.
Et cela suffit. Tous s’immobilisèrent à l’instant.
Pardaillan retrouva son sourire railleur.
Jehan, voyant les archers à distance, posa doucement le colosse sur ses pieds et, d’une voix extraordinairement calme, imperceptiblement narquoise:
– Va-t-en, petit! dit-il. Et n’approche plus trop près de moi… Tu vois qu’il pourrait t’en cuire.
Et le «petit» ne se le fit pas dire deux fois, et sans demander son reste, détala à toutes jambes. Et il avait une mine si comiquement effarée que le roi ne put réprimer un sourire. En même temps, il coulait un regard de côté sur Jehan, impassible maintenant, et il admira en connaisseur:
– Tudieu! quelle poigne!
Mais l’incident demandait à être éclairci séance tenante. Il fallait que
le grand prévôt expliquât, sur l’heure, sur quoi il étayait l’accusation terrible qu’il venait de porter.
Henri fit un geste impérieux. Tout le monde s’écarta. Même les ducs de Bellegarde et de Liancourt. Il ne resta près de lui que Pardaillan, Jehan le Brave et Neuvy. Henri s’approcha de son carrosse en leur faisant signe de le suivre.
– Monsieur, dit-il à Neuvy, et d’un air mécontent, nous savions, tous les trois, que j’ai failli être victime d’un attentat. Mais il était au moins inutile de le crier sur les toits comme vous venez de le faire. Alors surtout que le roi indiquait assez clairement sa volonté, en prononçant intentionnellement le mot: accident.
Et avec une froideur menaçante, il ajouta:
– Jarnicoton! monsieur, il faut convenir que pour un grand prévôt vous manquez de tact et de finesse.
– Sire, balbutia de Neuvy, livide, j’ai été emporté par mon zèle.
– Eh, monsieur, un excès de zèle intempestif est aussi déplorable qu’un excès de négligence! Tenez-vous-le pour dit.
Neuvy, atterré, se courba humblement, en signe d’obéissance. Mais, au regard haineux qu’il coula sur lui, Jehan le Brave comprit qu’il avait désormais en lui un ennemi implacable.
Un peu apaisé, Henri reprit d’un ton où perçait un reste de sourde irritation:
– Çà, vous avez voulu arrêter ce jeune homme. De quoi l’accusez-vous? Parlez sans ambages.
À son insu peut-être, Henri paraissait manifestement favorable à Jehan. Du moins, il sembla à Neuvy qu’il en était ainsi. En bon courtisan qu’il était avant tout, en toute autre circonstance, il n’aurait pas manqué de se dérober par quelques vagues explications.
Mais ceci se passait devant Jehan, que, de très bonne foi, il considérait comme un truand dangereux. L’humiliation qu’il venait d’essuyer lui paraissait intolérable. Il lui fallait une revanche coûte que coûte. Il se redressa donc et, d’une voix très ferme, les yeux étincelants:
– J’accuse cet homme du crime de parricide et lèse-majesté! Je l’accuse d’avoir méchamment attenté aux jours sacrés du roi en mélangeant quelque drogue pernicieuse à l’avoine de ses chevaux!
– Tu mens! lança Jehan d’une voix tonnante.
– Jeune homme, dit Henri d’un ton de souveraine majesté, devant le roi, nul n’a le droit de parler sans y être autorisé.
Jehan allait répliquer. Un coup d’œil éloquent de Pardaillan obtint ce que n’avait pu obtenir l’ordre du roi et lui ferma la bouche. D’ailleurs, Henri reprenait aussitôt:
– Je suis ici pour rendre à chacun la justice qui lui est due.
Et se tournant vers le grand prévôt, d’une voix très calme:
– Ce jeune homme vient de risquer sa vie en se jetant intrépidement à la tête de mes chevaux emportés. Avec l’aide de M. de Pardaillan, ici présent, il a réussi à les maîtriser. Si je suis encore vivant, c’est donc à lui que je le dois. Vous ignoriez cela, monsieur, sans quoi vous n’eussiez pas porté une telle accusation.
Et, s’animant, il continua:
– Vous ignorez aussi que, par deux fois, en moins de six semaines, j’ai failli être meurtri et n’ai dû mon seul salut qu’à l’intervention occulte de ce même homme que vous accusez… Vous ignorez encore, ce qu’il sait, lui, qu’on complote ma mort dans l’ombre et que l’attentat d’aujourd’hui se reproduira, peut-être demain, sous une autre forme. Vous ignorez vraiment trop de choses pour un grand prévôt, monsieur. En sorte que je me demande si je ne ferais pas bien de donner votre charge à ce jeune homme… puisqu’il sait tout ce que vous ignorez et qu’il serait de votre devoir de connaître.
Pardaillan et Jehan échangèrent un coup d’œil. Il était clair pour eux que la colère du roi ne provenait pas de cette accusation, accusation dont il se souciait fort peu au fond. Mais le rusé Béarnais en prenait pied pour manifester son mécontentement de se voir si mal gardé.
Neuvy, lui, se crut perdu. Il se vit relevé de sa charge, disgracié, relégué dans ses terres et peut-être jeté à la Bastille. Il se raidit, résolu à se défendre avec l’énergie du désespoir.
– Je savais, Sire, dit-il, que cet homme a arrêté les chevaux du roi. Mais je sais aussi que c’est là une ruse diabolique de sa part. Il s’est vu découvert et il a trouvé ce moyen audacieux de se tirer d’affaire. Quant aux prétendus attentats passés ou à venir, que j’ignore, moi, grand prévôt, et qu’il connaît trop bien, lui, j’ai tout lieu de croire qu’il en est l’auteur.
Et, sur un ton et avec un air qui ne manquaient pas de grandeur, il ajouta:
– Sire, je vais de ce pas me constituer prisonnier. Si j’ai commis des fautes dans l’exercice de ma charge, qu’on instruise mon procès, je suis prêt à les payer de ma tête. Mais je demande en grâce qu’on instruise en même temps le procès de cet homme… On connaîtra le bien-fondé des accusations formelles que je porte contre lui.