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Mais il y avait Neuvy. Il fallait l’avertir séance tenante, devant le roi, devant tout le monde. Pas facile. D’Épernon était des familiers du roi. Il risqua le coup. Et pendant que Concini, figé dans une attitude de parade, se tenait modestement à l’écart, il s’avança vivement et s’écria:

– C’est ce que nous avons appris par pur hasard. Et, vous le voyez, nous volions au secours du roi. Désolés, comme M. de Neuvy, d’être arrivés trop tard, mais bien heureux, Sire, de voir le roi sain et sauf, échappé miraculeusement à ce fatal accident.

Henri crut que d’Épernon connaissait la vérité et ne parlait ainsi que pour les nombreux gentilshommes qui l’escortaient. Il lui sut gré de l’appui qu’il lui apportait et dit très gracieusement:

– Merci, duc!… Merci à vous tous, mes amis!

– Vive le roi! crièrent d’une seule voix ceux à qui s’adressaient ces paroles.

D’Épernon avait insisté particulièrement sur le mot: accident et, en parlant, il fixait le grand prévôt d’une manière significative.

Mais, nous l’avons dit, de Neuvy était de bonne foi. Il n’avait aucune raison de modifier une conviction bien assise. D’ailleurs, il ne comprit pas le coup d’œil du duc. Et il intervint à son tour.

– Il ne s’agit pas d’un accident, Sire, dit-il avec énergie, mais bien d’un lâche attentat, froidement et méchamment prémédité.

Henri fronça le sourcil et regarda le grand prévôt de travers.

– Çà, monsieur, perdez-vous la tête? fit-il d’un ton courroucé.

Le carrosse avait été arrêté par Jehan et Pardaillan, sur le grand Pré aux Clercs. Le roi s’y trouvait encore avec son petit groupe. Ils tournaient le dos à la rivière, qui roulait ses flots bourbeux à quelques centaines de toises de là.

Devant ce petit groupe se tenaient Concini, d’Épernon et Neuvy, face à la rivière. Derrière chacun de ces trois personnages s’étaient placés ses hommes. Cela constituait trois groupes distincts, alignés en un vaste demi-cercle. Le groupe Concini – le moins nombreux – du côté de Bellegarde et Liancourt; le groupe d’Épernon – le plus nombreux – face au roi; enfin, le groupe Neuvy du côté de Pardaillan et Jehan le Brave.

Au moment où le roi venait de parler sur un ton qui n’admettait pas de réplique, une immense acclamation retentit derrière ces trois groupes:

– Vive le roi!… – Vive notre bon Sire!… – Noël! Noël!… C’étaient les habitants du faubourg qui accouraient, envahissaient le pré, à distance respectueuse, toutefois, et manifestaient leur loyalisme par ces vivats.

Henri remercia de la main. Et alors, comme si quelque mystérieux mot d’ordre eût circulé dans cette foule éparpillée, de tous les côtés à la fois retentirent des clameurs menaçantes:

– Assassin!… – Maudit!… – Damné!… – À mort l’assassin!… – À l’eau!… – À la hart!… – Non, qu’on le roue!… – Qu’on l’étripe!… – Donnez-le-nous!… Son cœur aux pourceaux!…

Pardaillan guigna son fils Jehan du coin de l’œil. Il se tenait raide, à sa gauche et à quelques pas du roi. Il n’avait pas fait un mouvement. Il souriait et il était terrible. Il songea:

– Le lion va bondir… Gare à qui tombera sous sa griffe! Mais pourquoi diable ces rustres le désignent-ils comme l’assassin?… Car c’est bien lui qu’on désigne. Et pourquoi cette unanimité… touchante?

De Neuvy aurait peut-être reculé devant la mauvaise humeur du roi. Cet incident inattendu lui rendit le courage qui l’abandonnait.

– Sire, dit-il avec force, entendez la voix de ce peuple qui, dans son instinct de justice, réclame le châtiment du criminel. Un aussi exécrable forfait ne saurait demeurer impuni, il le comprend, lui.

– Eh! ventre-saint-gris! maugréa Henri, je me tue à vous dire qu’il s’agit d’un accident. Vous voulez à toute force qu’il y ait un attentat et un criminel… Soit… Eh bien, monsieur, cherchez-le, ce criminel, et saisissez-le. Aussi bien, ceci rentre dans vos attributions.

– Il est tout trouvé, Sire! triompha Neuvy.

Il fit un signe à ses archers qui se mirent en mouvement, entourant Jehan de manière à lui couper la retraite. Et lui-même, il s’élança résolument vers le jeune homme qui le regardait venir, les bras croisés sur sa large poitrine.

Concini et d’Épernon échangèrent un coup d’œil inquiet et se tinrent plus que jamais sur la réserve, à l’écart. Intérieurement, d’Épernon égrenait tout un chapelet d’injures à l’adresse de cette brute de grand prévôt qui ne savait rien comprendre.

Celui-ci, cependant, était parvenu à deux pas de Jehan qui semblait de marbre. Il s’inclina profondément devant le roi étonné, et:

– Puisque le roi l’ordonne, dit-il, j’obéis séance tenante.

Il se redressa, fit un pas de plus, tendit la main large ouverte, et rudement:

– Je vous arrête!

Au même instant, il poussa un cri de douleur et recula à deux pas.

Jehan l’avait laissé faire. Mais, au moment où la main allait s’abattre sur son épaule, il s’était effacé brusquement et son poing avait violemment frappé sur le dos cette main. En même temps, il disait d’une voix mordante:

– Bas les pattes!

Devant cet acte inouï de rébellion en présence du roi, ce fut un moment d’indicible stupeur. Puis, les cris de mort éclatèrent à nouveau, lancés par la populace. Cependant que les archers s’avançaient précipitamment pour prêter main-forte à leur chef.

Jehan se retourna de ce côté en grondant:

– Arrière, chiens rampants! Arrière!

Et il leur apparut si hérissé, si formidable, si pareil au fauve qui s’apprête à déchirer, qu’ils s’arrêtèrent, hésitants. Mais Jehan les jugeait trop près de lui sans doute, car il avança vers eux en rugissant:

– Au chenil, vous dis-je!

En même temps, il projetait ses deux poings en avant. Et deux archers allèrent rouler sur l’herbe. Il allait recommencer. Il changea brusquement d’idée. Il avisa l’archer le plus proche de lui. C’était un colosse. Ses deux poignes s’abattirent sur lui. Elles l’agrippèrent, l’attirèrent, le soulevèrent comme une plume et le balancèrent à bout de bras, pendant qu’il criait d’une voix effrayante:

– Qui veut que je l’assomme avec cette massue vivante?… Et il y eut un recul précipité chez les archers.

Neuvy s’était ressaisi. Il se rua sur Jehan, qui lui tournait le dos, en hurlant:

– Saisissez-le!… Mort ou vif!…

Mais il se heurta à Pardaillan. Le chevalier ne dit pas un mot, ne fit pas un geste. Il souriait de son air le plus aimable. Le mouvement qu’il avait fait pour se placer devant le grand prévôt était si peu agressif et il avait été accompli avec un naturel si parfait que celui-ci en fut dupe.

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