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– Malpeste et fièvre quartaine! grommela le suisse qui, pour marcher, dut s’appuyer sur l’épaule de son adversaire.

Et, malgré ses gémissements, il n’en constata pas moins avec une respectueuse admiration que sous son poids énorme, ladite épaule demeurait ferme comme un rocher.

– Mes compliments, monsieur! ne put-il s’empêcher de dire en s’asseyant dans sa loge où Pardaillan venait de le conduire.

– Ah çà! fit le chevalier surpris d’une pareille exclamation, seriez-vous homme d’esprit, par hasard?

Le malheureux suisse n’eut pas le temps de s’arrêter à ce que cette félicitation pouvait avoir de vexant. En s’asseyant, il venait d’éprouver une double douleur aiguë et lancinante.

– Me voilà condamné à ne pas m’asseoir, de huit jours au moins! fit-il en se redressant subitement.

– Ce n’est rien, dit Pardaillan consolateur.

– Je voudrais vous y voir, parbleu!

– Je veux dire que vous en guérirez promptement si vous voulez bien suivre mon remède.

– Voyons le remède, Aie!… Puisse-t-il être bon!

– Il n’est que trop juste que je vous le donne, après vous avoir donné le mal.

– Eh! ce n’est pas vous… c’est votre chien… un beau chien, d’ailleurs.

– C’est la même chose… Voici l’affaire: vous faites bouillir ensemble du vin, de l’huile, du miel, en saupoudrant le tout d’une pincée de gingembre. Et vous vous frottez deux fois par jour avec ce baume; vous m’en direz merveilles… Et maintenant que je suis céans, mon cher Monsieur, voudriez-vous avoir la politesse de prévenir M. le maréchal que le chevalier de Pardaillan désire l’entretenir pour affaire grave?

– M. le maréchal n’est pas en son hôtel, dit le suisse.

– Diable! Et quand y sera-t-il? Parlez sans crainte, mon brave maintenant que vous paraissez disposé à répondre. Dites-moi, quand y sera-t-il?

– Voilà ce que j’ignore. Peut-être demain, peut-être dans huit jours.

– Diable! Diable! Il n’est donc pas à Paris?

– Mais non, monsieur. Aïe!…

– Diable! Diable! Diable! fit Pardaillan, qui, tout en paraissant désespéré, n’en éprouvait pas moins une sorte de joie amère au fond de lui-même. Je reviendrai donc… mais j’espère que notre prochaine entrevue se distinguera par cette courtoisie qui orne vos discours en ce moment.

– Soyez sans crainte, monsieur, répondit le géant flatté. Vous disiez donc… du vin…

– De l’huile, du miel et du gingembre. Le tout doit mijoter deux bonnes heures. Adieu, mon cher. Dites bien à M. le maréchal, dès qu’il y sera, que je reviendrai, qu’il s’agit pour lui, pour lui seul et non pour moi, d’une affaire de haute importance.

Sur ces mots, Pardaillan appela Pipeau, et, ayant salué le suisse d’un geste affable, se retira.

«Par Pilate! songeait-il en remontant à grandes enjambées le cours de la Seine, j’ai fait ce que j’ai pu, moi!… Qu’elles se débrouillent maintenant!…Où diable sont-elles?… M. le maréchal n’est pas à Paris… bon! Quand il y sera, on lui remettra la lettre; je puis bien aller jusque-là… Mais pour le reste, je m’en lave les mains! Que M. le maréchal les sauve, puisqu’elles sont de sa famille! Mais moi… ah! moi, je n’en ai pas de famille.»

Le soir venait. En face de Pardaillan, de l’autre côté de l’eau, se dressaient dans la brume les constructions inachevées du palais que maître Delorme élevait pour Catherine de Médicis sur l’emplacement du clos aux Tuileries; plus loin, c’étaient les tourelles menaçantes du vieux Louvre, plus loin, le clocher de Saint-Germain-l’Auxerrois, puis cette confusion de toits aigus, là-bas, vers la grève, c’était l’Hôtel de Ville.

Le chevalier s’arrêta sous un bouquet de hauts peupliers que le mois d’avril couvrait déjà de frondaisons ténues, d’un vert délicat. Il s’assit sur une large pierre de la grève, et, la tête dans ses deux mains, regarda couler les eaux couleur d’absinthe claire, occupation chère à ceux qui ne savent que faire de l’heure qui sonne, et, dans cette foule, particulièrement, à la tribu des amoureux.

Un amoureux est toujours enclin à philosopher. Seulement, pour les uns -les heureux – cette philosophie est riante et leur montre le monde sous les couleurs du prisme le plus étincelant; pour les autres – les malheureux – elle est amère et ne leur laisse voir que tristesse et noirceurs sur cette pauvre planète. En sorte qu’à chaque seconde qui s’écoule, le monde est béni et maudit par deux catégories d’êtres qui puisent à la même source malédictions et bénédictions.

Patience, lecteur!… Pardaillan se mit donc à philosopher en regardant couler la Seine, et, comme de juste, il philosopha le plus amèrement du monde. Il accusa le ciel et la terre de conspirer à son malheur.

Or ça, le jeune chevalier était donc malheureux? Malgré sa résolution de ne plus songer à Loïse?

Nous sommes forcés d’en convenir: au moment même où il s’était assis sur la pierre de la grève, Pardaillan se faisait à lui-même une déclaration très grave:

«Tout ce que je viens de dire n’est qu’hypocrisie et mensonge. Je ne puis me dissimuler que j’aime Loïse plus que ma vie, que je l’aime sans espoir, et…»

À ce moment, Pipeau qui s’était allongé sur le sable tiède, bâilla longuement, ce qui ne signifiait pas du tout que la philosophie de son maître l’ennuyait, mais simplement qu’il avait faim.

Pardaillan lui jeta un regard de travers. Pipeau comprit qu’il venait de commettre une inconvenance, et se croisa les pattes comme pour dire qu’il était décidé à la patience.

«Je l’aime sans espoir, continua le chevalier, et je suis malheureux du mal qui lui arrive. Je sais parfaitement que si j’arrive à la délivrer, un autre sera récompensé par son amour… car une Montmorency peut-elle aimer un pauvre hère tel que moi? Et pourtant l’idée de ne pas la secourir m’est insupportable. Il faut donc que je me mette à sa recherche. Il faut que je la trouve! Et que je la délivre, ou j’y laisserai la vie! Et alors je lui dirai… ou plutôt non, je ne lui dirai rien… trouvons-la seulement, et puis nous verrons…»

Par les fluctuations de ce discours, on remarquera que le pauvre chevalier était fort hésitant.

Malgré lui, son esprit aboutissait toujours à ce dilemme qui n’était guère encourageant:

Ou il délivrerait Loïse, et la jeune fille était alors bien perdue pour lui, puisqu’il n’osait même pas concevoir la possibilité d’une union avec l’héritière d’une riche et puissante famille. Ou il ne la délivrerait pas, et elle était encore perdue à bien plus forte raison.

Cependant, le résultat de cette méditation au bord de la Seine sous les grands peupliers qu’agitait la brise du soir, fut que le chevalier résolut d’écarter de son esprit tout espoir de récompense amoureuse, et de se dévouer pour Loïse, quoi qu’il dût en advenir.

Quelques années plus tard, Cervantès devait publier son immortel Don Quichotte . Nous ignorons si le romancier espagnol connut notre héros dans quelque visite qu’il aura faite à Paris. C’est bien possible. Pardaillan, comme don Quichotte, passa son existence à se dévouer pour des Princesses opprimées, à courir sus aux oppresseurs. Il ne serait donc pas surprenant que le chevalier de Pardaillan ait servi de prototype à Cervantès. Mais pourquoi en a-t-il fait un fou?

Pardaillan, après avoir pris cette grande résolution de se dévouer au bonheur de Loïse – ce qui en fait un type à part dans la catégorie des amoureux, gens fort égoïstes – se trouva comme soulagé d’un grand poids, et annonça à son chien qu’il était temps d’aller dîner.

Il se leva tout aussitôt, et prit le chemin de la Devinière .

Il marchait de ce pas tranquille et souple qui est l’indice de la robustesse, et venait d’entrer dans la rue Saint-Denis, lorsqu’il entendit qu’on courait derrière lui.

Bien qu’il fît nuit noire et que la rue fût déserte, Pardaillan dédaigna de se retourner.

Au même instant, l’inconnu qui courait fut sur lui.

Il y eut un choc violent.

Bousculé à l’improviste, le chevalier chancela; il se remit aussitôt, et tirant furieusement son épée, il s’apprêtait à provoquer de la belle façon le malappris trop pressé, lorsqu’il fut cloué sur place par ces paroles que grommela l’inconnu:

– Par Barabbas! On se range, au moins!…

Lorsque le chevalier revint à lui, l’inconnu, toujours courant, avait disparu.

– Cette voix! murmura Pardaillan, ce juron… Oh! mais, on dirait que c’est lui! mon père!…

Et il se mit à courir, lui aussi. Mais il était trop tard. Il ne vit plus personne dans la rue Saint-Denis.

Lorsqu’il entra à la Devinière , sa première question à dame Huguette fut pour s’informer si par hasard quelqu’un ne serait pas venu le demander depuis dix minutes.

Sur la réponse négative de l’hôtesse, il fut convaincu qu’il s’était trompé et regretta dès lors d’avoir laissé fuir le personnage qui l’avait bousculé.

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