– J’allais la lire, mais vous êtes arrivé…
– Madame, dit Pardaillan qui se leva, j’emporte ces papiers. Vous le voyez, je suis chargé de faire parvenir cette lettre au maréchal de Montmorency; rien au monde ne pourra m’empêcher d’exécuter la volonté de celle qui m’a honoré de sa confiance. Quant à vous, madame, vous avez commis une mauvaise action en ouvrant ces papiers. Je vous la pardonne à une condition…
– Laquelle, mon bon jeune homme?
– C’est que jamais vous ne parliez à âme qui vive de ces papiers.
– Oh! pour cela, vous pouvez en être sûr! J’aurais trop peur d’être compromise! fit naïvement la dévote.
«Bon! pensa Pardaillan, voilà qui me rassure plus que tous les serments.»
Le chevalier salua dame Maguelonne et se retira. Dehors, il retrouva Pipeau qui l’attendait. Il franchit tranquillement la rue et entra dans l’auberge.
Maître Landry, qui portait un broc de vin à des clients, le laissa tomber et s’arrêta, saisi d’étonnement.
– Bonjour, monsieur Grégoire, fit Pardaillan.
– Le chevalier! fit l’aubergiste atterré.
– Remettez-vous, cher monsieur, je comprends toute la joie que vous éprouvez à me revoir; mais enfin, ce n’est pas une raison pour ne pas me demander si j’ai faim et ce que je mangerais bien.
Landry ne répondit que par un gémissement. Son regard vacillant erra du maître qui s’asseyait à une table au chien qui lui montrait les dents.
Puis, titubant de désespoir, il s’enfuit dans la cuisine, tomba sur un escabeau et s’asséna deux grands coups de poing sur le crâne. À la vue de cette désolation, Huguette comprit qu’une catastrophe était arrivée; elle se précipita dans la salle, et, voyant Pardaillan, comprit tout.
Seulement, si elle éprouva le même désespoir que son mari, ce sentiment se traduisait chez elle par une mimique toute différente. Elle rougit, s’approcha vivement du chevalier, et, tout en le félicitant de son retour, se mit activement à dresser la table.
– Ah! monsieur le chevalier, fit-elle doucement, quelle peur j’ai eue pour vous! Depuis dix jours, c’est à peine si j’ai pu fermer les yeux.
«Pauvre Huguette! pensa Pardaillan. Quel dommage que je me sois aperçu que j’aime Loïse!…»
Malgré ce bizarre regret, les yeux du chevalier étaient peut-être plus tendres que dame Huguette n’avait l’habitude de les voir, car elle rougit encore plus.» Légère et court vêtue», elle allait et venait, le sourire aux lèvres, fredonnant un rondeau, bousculant les servantes, et préparant un festin digne de Pardaillan.
– Pauvre jeune homme! comme il a maigri, dit-elle à maître Landry.
– Que n’a-t-il fondu comme beurre à la poêle!
– Monsieur Grégoire, seriez-vous méchant?
– Non, madame Grégoire. Mais cet homme et son chien vont me ruiner, pour avoir jeûné dix jours!
– Bon! Vous êtes payé d’avance!
– Comment cela! fit majestueusement Landry.
– Avez-vous oublié que vous avez raflé tout l’argent que ce gentilhomme avait laissé dans sa chambre? Et s’il vous le réclame, que direz-vous? Croyez-moi, monsieur Grégoire, faites bon visage à votre hôte, de crainte qu’il ne vous demande des comptes.
Landry Grégoire comprit toute la force de ce raisonnement.
Il prit aussitôt une figure des plus réjouies et s’en vint tourner autour du chevalier à qui dame Huguette servait déjà une tranche de certain pâté qu’affectionnait Pardaillan.
– Eh! Huguette, s’écria-t-il, ne vois-tu pas ce pauvre Pipeau qui tire la langue! Ce cher Pipeau! le voilà donc revenu, lui aussi! Ah! quel bon chien fidèle vous avez là, monsieur le chevalier! Huguette, va donc voir s’il ne reste pas quelques os présentables… Monsieur le chevalier, tâtez-moi de ce petit saumur… je le réservais pour votre retour!
Pardaillan se laissait faire et souriait dans sa moustache.
Pipeau, magnanime, ne grondait pas et se contentait de surveiller du coin de l’œil le pied de maître Landry.
C’est ainsi que la paix fut rétablie dans tout ce ménage.
Pardaillan se dirigea alors vers l’écurie, constata que son cheval était toujours au râtelier et que la noble bête n’avait pas souffert de son absence.
Puis il monta à sa chambre, et son premier mouvement fut de ceindre son épée qui était restée accrochée au mur.
Alors, il relut trois ou quatre fois de suite le billet que lui avait adressé la Dame en noir.
– En somme, conclut-il, il s’agit de faire parvenir au maréchal duc de Montmorency la lettre ci-jointe.
Et, de même que dame Maguelonne, Pardaillan se demanda ce qu’il pouvait bien y avoir de commun entre celle qu’il croyait être une pauvre ouvrière et le grand maréchal de Montmorency.
La lettre était là, sur la table.
Pardaillan se promenait de long en large, tout rêveur.
Et à chaque demi-tour qu’il faisait, ses yeux revenaient à la lettre.
Elle était ouverte.
Mais certes, il ne la lirait pas!…
Et pourtant!
Quel mal ferait-il en la lisant! Et qui sait s’il n’y trouverait pas des indications précieuses sur les gens qui avaient arrêté Loïse et sa mère!
Sans aucun doute, la Dame en noir implorait la protection du maréchal de Montmorency.
S’il en était ainsi, lui, Pardaillan, se substituerait au maréchal. La protection d’un aussi grand seigneur était fort problématique – tandis que la sienne était assurée à Loïse…
– Qu’est-il besoin du maréchal? conclut-il. Si quelqu’un doit délivrer Loïse et sa mère, c’est moi! Je ne veux pas qu’un autre s’en mêle!… Allons, lisons!…
En saisissant la lettre que dame Maguelonne avait décachetée, Pardaillan eut une dernière hésitation. Mais la pensée qu’il fallait porter secours à Loïse, et qu’il trouverait là les renseignements nécessaires, leva ses scrupules. Et puis il se mêlait à ces sentiments une sorte de jalousie instinctive: il ne voulait pas qu’un autre se mêlât de sauver Loïse et sa mère.
Le jeune homme déplia donc brusquement le parchemin et se mit à lire.
Cette lecture, faite avec une attention soutenue, dura longtemps.
Quand elle fut finie, le chevalier de Pardaillan était très pâle.
Il avait déposé le parchemin sur une table et le considérait fixement un sourire d’amertume au coin des lèvres.
Accoudé sur la table, pour la première fois de sa vie peut-être, le chevalier se mit à rêver.
Son imagination dut l’entraîner vers les fuligineuses régions du désespoir, car plus il rêvait, plus son visage s’assombrissait.
Un profond soupir gonfla sa poitrine.
Il reprit la lettre et la relut d’un bout à l’autre, revint sur deux ou trois passages essentiels, répéta à demi-voix des phrases entières, comme si le témoignage de ses yeux seuls eût été insuffisant pour le convaincre.
Et lorsque cette deuxième lecture fut terminée, cette fois, la lettre s’échappa de ses mains…
Le chevalier de Pardaillan laissa tomber sa tête sur sa poitrine et se mit à pleurer.
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La lettre de Jeanne de Piennes était datée du 20 août 1558, c’est-à-dire de l’année même où François de Montmorency avait épousé Diane de France, fille naturelle d’Henri II.
Il y avait environ quatorze ans que cette lettre avait été écrite.
Depuis quatorze ans, elle attendait dans son coffret que l’heure fût venue de s’exhumer, comme un spectre qui sortirait de la tombe pour jeter parmi les vivants une parole des vérités mortes…
Cette lettre, la voici:
«J’ai donc subi aujourd’hui la pire douleur qu’il soit donné à une amante d’éprouver. Je l’ai subie, cette douleur, mon âme est encore comme engourdie, mon cœur se déchire, et pourtant, je ne meurs pas!
Peut-être mon heure n’est-elle pas venue encore. Et puis, ce qui me rattache à cette misérable vie, c’est de me pencher sur le petit lit de l’enfant. Si je meurs, qui prendra soin d’elle? Il faut que je vive…
Lorsque les sanglots m’étouffent, lorsqu’il me semble que ce pauvre cœur flétri va s’arrêter de battre, lorsque je vois que la douleur va me terrasser enfin, je vais m’asseoir près de sa couchette et je la contemple… et alors, peu à peu, le courage et la vie rentrent en mon être.
Elle a cinq ans. Si tu pouvais la voir, ô mon François! En ce moment, elle dort, paisible, confiante… elle sait que sa mère veille sur elle. Ses cheveux dénoués, épars sur l’oreiller, lui font une auréole blonde; ses lèvres sourient; son sein se soulève doucement… elle est heureuse. Comme elle est jolie! Quel ange, François!… Rien ne saurait s’imaginer de plus gracieux, de plus tendre et de plus pur… C’est ta fille, ô mon cher époux!