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A
A

Ce que nous disons là, Alice de Lux le posa nettement dans son esprit comme un effroyable théorème.

Et cela posé, elle envisagea deux cas possibles:

1° Elle se tuait.

2° Elle vivait.

Continuons donc, dans la dramatique simplicité géométrique du raisonnement de cette femme, à suivre les déductions qui se présentaient à son cerveau.

Premier cas. Elle se tuait. La chose ne l’embarrassait pas. Elle portait toujours sur elle à tout hasard un poison foudroyant. Donc, rien de plus facile. Par là, elle échappait à l’épouvantable honte. Oui, mais elle renonçait à une vie d’amour. Elle aimait. À sa façon, c’est vrai. Elle aimait l’amour, peut-être plus encore qu’elle n’aimait Déodat. Mourir, c’était s’en aller d’un spectacle qu’elle était avide de contempler; c’était renoncer à des félicités que son imagination exaltée s’était forgée magnifiques. Jeune, belle, vigoureuse, admirable créature, elle ne pouvait pas mourir. La seule pensée qu’elle pourrait s’arrêter à cette solution la bouleversait d’horreur. Encore une fois, ce n’était pas lâcheté, ni crainte de la mort: l’amour était plus fort que tout.

Elle repoussa cette solution.

Deuxième cas. Elle vivait. Elle pouvait essayer d’entraîner Déodat loin de Paris. Oui, cela pouvait réussir. L’essentiel était qu’il ne sût rien. Elle pouvait essayer de s’arracher à la domination de la reine Catherine. Elle dut probablement pressentir des difficultés insurmontables (de quel ordre? nous le saurons bientôt), une impossibilité peut-être. Car à ce moment, Déodat la vit agitée d’un tel frisson qu’il ramena la couverture sur elle, et, très inquiet, prit une de ses mains. Cette main était glacée. Doucement, elle la retira, comme on fait dans le sommeil.

La conclusion fut celle-ci.

Se séparer de Déodat pour un temps impossible à délimiter. Inventer les motifs d’une séparation. Revenir auprès de Catherine et attendre. Dès qu’elle serait déliée de Catherine, elle rejoindrait le comte et le déciderait à partir avec elle.

Oui, mais si, pendant ce temps, il revoyait la reine de Navarre?…

Si la reine parlait!…

Pourquoi Jeanne d’Albret parlerait-elle, si lui se taisait?…

Donc, il fallait qu’elle inventât quelque chose pour que Déodat ne parlât jamais d’elle devant la reine de Navarre.

Ces différents points adoptés, il n’y avait plus qu’à trouver le motif de la séparation.

Mais était-il besoin que la séparation fût complète? Non, cela n’était pas utile. C’était même dangereux.

Il fallait qu’elle pût le voir de temps en temps.

Et si, tout à coup, un jour, il lui disait: Je connais votre infamie!… Eh bien, alors, il serait temps d’échapper à la honte, au malheur, à son mépris, à sa haine, à tout… par la mort!

Telle fut la méditation de cette femme réellement courageuse en cette nuit abominable.

L’aube commençait à blanchir les vitres épaisses de la salle d’auberge lorsque l’espionne feignit de se réveiller. Elle sourit au comte de Marillac. Et ce sourire contenait un si profond et si sincère amour que le jeune homme frissonna de la tête aux pieds.

– Voilà, dit-il, une nuit dont je me souviendrai toute la vie.

– Moi aussi, répondit-elle gravement.

– Il est temps de prendre une décision. Chère aimée, je vous proposais de vous réfugier dans l’hôtel de l’amiral.

– Vraiment? fit-elle d’un air d’ingénuité. Vous me proposiez cela?

Et en même temps elle songeait:

«Oh! triste misérable que je suis! Oh! l’épouvante du mensonge! Mentir! Toujours mentir! Et je l’aime tant!…»

– Souvenez-vous, Alice…

– Ah oui, fit-elle vivement. Mais c’est une chose impossible, mon bien-aimé. Songez que vous-même, autant que j’ai pu le comprendre, allez habiter ce même hôtel.

Il rougit. Et pas un instant la pensée ne lui vint qu’avant de s’endormir, elle semblait décidée à braver tout pour être avec lui.

– C’est pourtant vrai, balbutia-t-il.

– Écoutez, mon cher amant. J’ai à Paris une vieille parenté, quelque chose comme une tante, un peu tombée dans le malheur, mais qui m’aime bien. Sa maison est modeste. Mais j’y serai admirablement jusqu’au jour où je pourrai être toute à vous… C’est là que vous allez me conduire, mon ami.

– Voilà un bonheur! s’écria Déodat rayonnant, car il n’avait pas envisagé sans une secrète terreur la solution qu’il avait proposée, l’hôtel Coligny pouvant devenir un centre d’action violente. Mais, ajouta-t-il, pourrai-je vous voir?

– Oh! répondit-elle avec volubilité, très facilement. Ma parente est bonne personne… Je lui dirai une partie de mon doux secret… Vous viendrez deux fois la semaine, les lundis et les vendredis, si vous voulez.

– Bon! Et l’heure de nos rendez-vous?

– Mais, vers neuf heures du soir…

Il se mit à rire. Il était radieux que les choses s’arrangeassent ainsi.

– À propos, fit-il, où demeure madame votre tante?

– Rue de la Hache, répondit-elle sans hésitation.

– Près de l’hôtel de la reine? s’écria-t-il en tressaillant.

– C’est cela même. Non loin de la tour du nouvel hôtel. Vous verrez, presque au coin de la rue de la Hache et de la rue Traversine, une petite maison en retrait, avec une porte peinte en vert. C’est là…

– Si près du Louvre! si près de la reine! murmura sourdement le comte… Mais de quoi vais-je m’inquiéter là?…

Et l’aubergiste étant apparu, il s’occupa de faire servir un déjeuner sommaire à la jeune fille. Ils se mirent à table. Elle mangea de bon appétit. Ce fut une heure charmante.

Enfin, Déodat monta à cheval et prit Alice en croupe, comme cela se pratiquait couramment. La jeune fille était habituée à la manœuvre. Le comte put prendre un trot assez rapide et, vers huit heures du matin, il entra dans Paris.

Bientôt il atteignit la rue de la Hache et déposa sa compagne devant la maison signalée. Elle s’élevait en effet à quelques pas de la colonne dorique que Catherine de Médicis avait fait élever pour Ruggieri.

Quelques têtes curieuses apparurent aux environs; le jeune homme salua gravement Alice de Lux, en même temps que, des yeux, il lui envoyait un au revoir passionné.

Puis il s’éloigna sans plus se retourner.

Alice l’accompagna du regard jusqu’à ce qu’il eût tourné au coin.

Alors elle poussa un profond soupir; toute la force d’âme qui l’avait soutenue jusque-là tomba d’un coup.

Défaillante, elle heurta le marteau de la porte verte et murmura:

– Adieu, peut-être à jamais, rêve d’amour, rêve de pureté, rêve de bonheur…

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