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– C’est de ce jour, Alice, que date mon amour, et dussé-je vivre cent existences, jamais je ne pourrais oublier cet instant où je vous portai dans mes bras. Ah! c’est que vous entriez dans ma vie comme un rayon de soleil pénètre dans un cachot! C’est que je portais en moi d’effroyables pensées noires comme des nuées d’orage et qu’alors ma pensée s’est éclaircie! C’est que j’étais un malheur qui marche et que sur ce malheur vous avez jeté le manteau bleu des rêves de félicité! C’est que j’étais le désespoir, la honte, l’humiliation, et qu’à vous voir si radieuse et si belle, daignant pencher votre beauté sur ma misère, j’ai connu l’espoir, j’ai triomphé de la honte et l’humiliation s’est changée en une royale fierté dans mon âme! Ô! Alice, mon Alice! Une fois encore, vous venez de m’éclairer. Soyons-nous l’un à l’autre un monde de bonheur et oublions le reste de l’univers! Qu’importe ce qu’on dira… c’est bien cela que vous disiez! Oui, qu’importe!… Mon amour est là pour vous ouvrir, et mon épée pour éteindre à jamais le regard moqueur qui oserait se lever sur vous!…

Alice de Lux, au même instant, fut debout.

Elle enlaça le cou du jeune homme de ses deux bras modelés délicatement et pourtant superbes de vigueur.

Elle appuya sa tête pâle sur le cœur de celui qu’elle aimait, et elle murmura:

__ Oh! si tu disais vrai! Si nous pouvions oublier tout au monde! Écoute, écoute, mon cher amant… Moi aussi, j’étais triste à la mort. Moi aussi, j’étais environnée de ténèbres. Moi aussi, je souffrais d’affreuses tortures. Non, ne t’interroge pas, tu es venu, et moi aussi j’ai vu s’éclaircir le sinistre horizon où me poussait la fatalité. Serions-nous donc deux maudits qu’un ange de miséricorde a jetés l’un vers l’autre pour les sauver du désespoir! Oui, cela doit être! Eh bien, puisque tu es tout pour moi, puisque je suis tout pour toi, fuyons, ô mon amant, fuyons! Laissons la France! Franchissons les monts et au besoin les mers! Allons cacher au loin les tristesses de notre passé et les enivrements de notre amour… Dis! le veux-tu! Prends-moi, emporte-moi, où tu voudras, pourvu que ce soit loin de Paris, loin de la France! Je te ferai une vie de délices, je te servirai, je serai ta femme, ta maîtresse et ta servante… car tu m’auras sauvée de moi-même!…

Elle tremblait. Ses dents claquaient. Une vertigineuse terreur s’emparait d’elle…

– Alice! Alice! reviens à toi! s’écria Déodat épouvanté.

Elle regarda autour d’elle avec égarement et balbutia:

– Nous fuyons, n’est-ce pas?… Oh! n’attendons pas le jour… Viens, partons!…

– Alice! Alice! répéta le jeune homme. Pourquoi ces étranges paroles! Pourquoi veux-tu être sauvée de toi-même!

L’espionne fit un énergique effort pour se reconquérir.

Elle se sentait arrivée à un de ces redoutables tournants où une parole, un geste vous condamnent à mort.

Elle frémit d’horreur à la pensée qu’une de ces paroles lui avait peut-être échappé.

– Qu’ai-je dit? murmura-t-elle, tandis que son sein se soulevait en palpitations pressées, qu’ai-je dit?… Rien, mon cher amant, rien qui doive t’effrayer…

Elle essaya de rire.

– Comprends-moi, Je te propose de partir. J’ai dit fuir… c’est une façon de parler… Ai-je dit fuir? Que pourrais-je fuir? Je n’ai rien à fuir! mais partir avec toi. Je t’aurais donc tout entier! Plus de séparation! Plus rien que notre amour! Est-ce que je ne serais pas ainsi sauvée de la tristesse!

– Oui, chère adorée!… mais tu t’exaltais étrangement…

– Eh bien, vois! Je suis calme. Et c’est dans le calme de mon esprit que je te répète: partons. Allons en Espagne ou en Italie, plus loin s’il le faut. Hardi, fort comme tu l’es, tu trouveras partout l’emploi de ton épée… et quel prince ne sera heureux de te compter parmi ses gentilshommes!…

Le comte de Marillac secoua la tête lentement.

Il dénoua les deux bras de son amante qui enserraient son cou, la fit asseoir près de l’âtre, jeta un fagot de bois sec sur le feu qui se raviva, et dont la grande flamme claire, à nouveau, illumina la pauvre salle d’auberge.

– Écoute-moi, mon Alice, dit-il à son tour. Je te jure sur mon âme que si j’étais libre, je te répondrais: tu veux que nous partions… partons; allons où tu voudras. Espagne ou Italie, tout me sera bon.

– Mais vous n’êtes pas libre! fit Alice avec une immense amertume.

– Ne le sais-tu pas?… Un jour, je te dirai le secret de ma naissance… tout mon secret… et même le nom de ma mère…

Alice tressaillit.

Ce secret, elle l’avait surpris!

Là-bas, dans la maison de Saint-Germain, c’était elle qui avait poussé ce cri étouffé lorsque le comte de Marillac avait parlé de sa mère… Catherine de Médicis!

– Oui, reprit le jeune homme; un jour, bientôt sans doute, je te dirai tout! Mais sache dès à présent qu’il est quelqu’un au monde que je vénère, au point de mourir s’il le faut pour sauver cette femme. Car c’est une femme, Alice, tu la connais: c’est la reine de Navarre, celle que nous appelons notre bonne reine. Elle m’a sauvé. Elle a été ma mère. Elle m’a pris, misérable et nu, pour faire de moi un homme. Je lui dois tout: la vie, l’honneur et les honneurs. Eh bien, la reine Jeanne a besoin de moi. J’ai juré d’exécuter ses volontés. Si je partais en ce moment, ce ne serait pas seulement une fuite, ce serait une lâcheté, une trahison. Je serais plus vil que l’un de ces espions qu’entretient la reine Catherine… Me comprends-tu, mon Alice?…

– Je comprends, fit-elle dans un souffle, en devenant livide.

Et plus bas encore, comme accablée:

– Alors, nous ne partons pas?

– Songe que de grands malheurs atteindraient notre reine, si je n’allais pas à Paris! dit-il avec le profond étonnement que lui causait cette insistance d’Alice.

– Oui, oui, c’est vrai… la reine est menacée… tu ne dois pas partir…

– Je te retrouve, généreuse amie!… Mais ne crois pas au moins que mon devoir vis-à-vis de la reine me fasse oublier mon amour. Deux anges se sont penchés sur moi. Jeanne d’Albret est l’un de ces anges. Tu es l’autre, Alice, puisque la reine de Navarre est partie, puisque tu ne peux songer à la rejoindre maintenant, tu viendras à Paris avec moi. Je sais une maison où tu seras accueillie comme une fille bien-aimée parce que j’y suis accueilli moi-même comme un fils… C’est là que tu attendras, à l’abri de tout soupçon, à l’abri de tout malheur aussi, que nous soyons unis pour toujours.

– Cette maison? interrogea-t-elle.

– C’est celle de notre illustre chef, de l’amiral Coligny.

Ce même tressaillement profond qui déjà avait agité l’espionne à différentes reprises au cours de ce périlleux entretien la secoua tout entière, et une même teinte cadavéreuse se répandit sur son visage.

À son tour, elle secoua la tête.

– Tu ne veux pas te réfugier chez l’amiral, demanda le comte.

Elle ferma les yeux, comme accablée. Elle l’était vraiment. Elle n’avait qu’une pensée: pouvoir être seule une heure, se renfermer en elle-même, réfléchir, mesurer son désastre, inventer un nouveau mensonge…

– Je suis fatiguée, murmura-t-elle, fatiguée au point que je n’ai plus ma tête à moi…

– Ces émotions te font trop de mal… Ô Alice, mon pauvre ange… comme il faudra que je te paie tout ce mal en bonheur.

– Ce n’est rien… si je pouvais dormir… là… près de ce feu… sous ton regard… il me semble que toute ma fatigue s’en irait.

Et comme si elle eût succombé au sommeil, elle renversa sa tète en arrière.

Le comte de Marillac, sur la pointe des pieds, alla demander à l’aubergiste un ou deux oreillers, une couverture.

Il arrangea les oreillers pour soutenir la tête de la bien-aimée, jeta la couverture sur ses genoux et, comprenant à la régularité de sa respiration qu’elle dormait paisiblement, s’assit lui-même, s’accouda à la table et, les yeux fixés sur elle, attendit qu’elle se réveillât.

L’aubergiste, après avoir demandé si le gentilhomme n’avait besoin de rien, avait fermé la porte de son bouchon et avait été se coucher.

Le silence était profond au-dehors et au-dedans.

Seuls les sifflements des sarments qui se tordaient et bavaient dans le feu mettaient un peu de vie dans ce silence.

Profondément attendri, Déodat veillait sur sa fiancée.

Alice de Lux méditait.

Et il est nécessaire que nous essayons de résumer ici cette méditation. Faute de ce soin, certaines attitudes de ces personnages demeureraient incomprises.

La situation de cette femme était tragique. Le drame, ici, était exceptionnel. Un mot l’explique: l’espionne adorait le comte de Marillac. Plutôt de lui apparaître ce qu’elle était, elle fût morte de mille morts. Déodat, fils de Catherine, appartenait corps et âme à Jeanne d’Albret. Alice de Lux espionnait pour le compte de Catherine de Médicis, pour perdre Jeanne d’Albret. De ces terribles prémisses se dégageait une implacable conclusion: Alice et Déodat se trouvaient ensemble, mais ennemis comme on pouvait l’être alors, c’est-à-dire que le devoir de chacun d’eux était de tuer l’autre. Or, si Déodat ne savait rien sur Alice, l’espionne savait tout sur l’émissaire de Jeanne d’Albret.

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