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Ruggieri, presque humble, épouvanté de cette fureur qu’il venait de déchaîner lui-même, répondit:

– Hier, madame. Je sortais de chez ce jeune homme…

– Celui qui l’a sauvée?

– Oui, ce Pardaillan. Au moment où je quittais l’auberge, je demeurai pétrifié par une sorte de vision qui tout d’abord me stupéfia: un homme venait vers moi. Et, chose effrayante qui fit dresser mes cheveux sur ma tête, cet homme, il me sembla que c’était moi! Moi-même! Moi qui marchais à l’encontre de moi! Mais moi tel que je devais être il y a vingt-quatre ans! Moi jeune, comme si mon miroir m’eût tout à coup renvoyé ma propre image en me rajeunissant d’un quart de siècle…

Ruggieri passa la main devant ses yeux comme pour chasser un spectre.

– Continue! dit froidement la reine.

– Ma première pensée fut que je devenais fou. Ma deuxième fut de couvrir mon visage. Car, si cet homme m’avait vu, il eût sans doute éprouvé la même impression que moi… Quand je revins de ma stupeur, je le vis qui entrait à l’auberge que je venais de quitter… J’étais bouleversé, Catherine!… Si vous aviez vu comme il avait l’air triste!…

Et Ruggieri attendit un instant, espérant peut-être surprendre quelque indice d’émotion, si faible qu’il fût.

Mais Catherine demeura glaciale de visage et d’attitude.

– Alors, reprit l’astrologue avec un soupir, une pensée affreuse traversa mon esprit. Je me souvins que les astres m’avaient affirmé son existence et, dans mon cœur, je m’écriai: «C’est lui! c’est mon fils!» Ah! Catherine je vous fais grâce de toutes les pensées qui, à ce moment, se heurtèrent en moi… Puis, je songeai à vous! Je songeai au danger possible qui pouvait vous menacer, et tout disparut, tout! Sauf l’ardent désir de vous sauver…

Catherine fit de ces gestes comme on en fait pour caresser les dogues fidèles.

– Palpitant, je rentrai dans l’auberge, je remontai l’escalier à pas de loup, je rejoignis le jeune homme… je le vis entrer chez ce Pardaillan d’où je sortais… je collai mon oreille à la porte… J’entendis toute leur conversation… et de cet entretien, Catherine, est sortie pour moi la preuve implacable que c’est lui! que c’est notre fils! jadis recueilli, sauvé, puis élevé par Jeanne d’Albret!…

Il se fit un grand silence. Catherine de Médicis réfléchissait profondément.

Enfin, avec une hésitation, elle demanda:

– Et lui… se doute-t-il?

– Non, non! fit vivement Ruggieri. J’en réponds.

– Mais que vient-il faire à Paris?

– Il est au service de la reine de Navarre et, sans doute, il va maintenant la rejoindre.

Catherine tomba dans sa méditation. Que combinait-elle, à ce moment où l’existence de son fils venait de lui être révélée? Quelles pensées agitaient cette mère!

Il eût fallu être Ariel pour le deviner, pour lire dans ce sombre esprit.

Et peut-être que l’ange ou le démon qui eût soulevé le voile de cette conscience eût reculé d’épouvante.

Tout à coup, Catherine de Médicis tressaillit.

– On frappe! dit-elle avec un accent de terreur que doivent avoir les criminels surpris dans leur sinistre besogne.

– C’est le chevalier de Pardaillan. Je lui ai donné rendez-vous pour dix heures et voici dix heures qui sonnent à la tour du palais.

– Le chevalier de Pardaillan! fit Catherine de Médicis en passant une main sur son front poli comme un vieil ivoire. Ah! oui!… Écoute, René… pourquoi allait-il chez Pardaillan?… Sont-ils donc amis?…

– Non, madame, il venait simplement remercier le chevalier de la part de la reine de Navarre.

– Ainsi, ils ne sont pas amis? insista Catherine.

– Du moins, ils se sont vus hier pour la première fois…

Un sourire livide glissa sur les lèvres minces de la reine. Ruggieri frissonna.

– Va ouvrir, René, va mon ami… j’ai trouvé de l’occupation pour ce jeune homme. Tu dis qu’il est pauvre, n’est-ce pas? et orgueilleux? Tu m’as bien dit cela de ce Pardaillan?

– Oui, madame, pauvre jusqu’à la misère; orgueilleux jusqu’à la démence.

– C’est-à-dire capable de tout comprendre et de tout entreprendre. Va ouvrir, René…

– Madame! madame! Quelle pensée traverse votre esprit!…

– Ah çà! perds-tu la tête? Voilà la troisième fois que notre visiteur heurte à la porte!

– Catherine! râla Ruggieri… Grâce! Pitié pour mon fils!…

La reine étendit le bras et répéta:

– Va ouvrir!

Ruggieri, sous le geste dominateur, se courba et, chancelant, obéit…

Catherine de Médicis, pendant les deux minutes où elle demeura seule, esquissa rapidement son plan, et composa son visage en sorte que, lorsque le chevalier de Pardaillan parut, il ne vit devant lui qu’une femme au sourire mélancolique, mais non plus sinistre, à l’attitude fière, mais non plus hautaine.

Il s’inclina profondément.

Du premier coup d’œil, il avait reconnu Catherine de Médicis.

– Monsieur, dit celle-ci d’une voix qu’elle savait rendre sinon douce, du moins exempte de cette âpreté qui parfois la faisait si dure à entendre; monsieur, savez-vous qui je suis?

«Tenons-nous bien, songea Pardaillan. Elle va mentir, c’est le moment de mentir comme elle.»

Et tout haut, il répondit:

– J’attends que vous me fassiez l’honneur de me le dire, madame.

– Vous êtes devant la mère du roi, dit Catherine avec une majestueuse simplicité.

Ruggieri admira le coup. Pardaillan se courba plus profondément encore, puis, se redressant, il demeura debout dans cette pose naïve qui lui seyait merveilleusement. Catherine l’examina avec une attention soutenue. Le chevalier avait son beau costume neuf qui faisait valoir sa taille. Il apparaissait dans toute l’harmonieuse souplesse de sa force au repos. Son visage immobile, sans inquiétude, sans curiosité, son regard d’une étrange fermeté produisirent une grande impression sur Catherine.

– Monsieur, reprit-elle alors, ce que vous avez fait hier est bien hardi et bien beau… Se jeter ainsi dans une pareille mêlée et risquer la mort pour sauver deux inconnues, c’est admirable…

Catherine s’attendait à la réponse usuelle et menteuse: Je n’ai fait que ce que tout autre eût fait… Elle tressaillit, en entendant le chevalier répondre sincèrement, sans forfanterie:

– Je le sais, Majesté.

– C’est d’autant plus beau que ces deux femmes ne vous étaient rien.

– C’est vrai, Majesté: ces deux dames m’étaient parfaitement inconnues.

– Mais vous savez leurs noms maintenant?

Et à son tour, Catherine se dit:

«Il va mentir.»

– Je sais, répondit Pardaillan, que j’ai eu l’honneur de défendre de mon mieux. Sa Majesté la reine de Navarre et une de ses suivantes.

– Je le sais aussi, monsieur, fit Catherine étonnée. Et c’est pourquoi j’ai voulu vous connaître. Vous avez sauvé une reine, monsieur, et les reines sont solidaires. Ce que ma cousine n’a peut-être pu faire, je veux le faire, moi. Comprenez-moi, chevalier. La reine de Navarre est pauvre et ses embarras sont grands. Cependant, il est juste que vous soyez récompensé.

– Oh! pour ce qui est de cela, que Votre Majesté se rassure: j’ai été récompensé selon mon mérite.

– Comment cela?

– Par une parole que Sa Majesté la reine de Navarre a bien voulu me dire.

Catherine demeura pensive. Tout ce que disait ce jeune homme était empreint d’une si noble simplicité qu’elle en était comme déroutée. Elle prit une attitude plus mélancolique. Sa voix se fit plus caressante.

– Mais, reprit-elle, ma cousine de Navarre ne vous a-t-elle point offert quelque situation auprès d’elle?

– Si fait, madame. Mais j’ai dû refuser.

– Pourquoi? fit vivement Catherine.

– Parce qu’il m’est impossible de quitter Paris.

– Et si je vous offrais d’entrer à mon service, que diriez-vous? Attendez avant de me répondre. Vous ne voulez pas quitter Paris? Eh bien, c’est justement ce que je vous demanderais. Chevalier, vous qui vous jetez tête baissée à la défense de deux inconnues, voulez-vous contribuer à défendre votre reine?

– Eh quoi! Votre Majesté a-t-elle donc besoin d’être défendue? s’écria sincèrement Pardaillan.

Un fugitif sourire passa sur les lèvres de la reine: elle tenait le défaut de la cuirasse.

– Oui! cela vous surprend! fit-elle de sa voix la plus séduisante. Et pourtant, cela est, chevalier! Entourée d’ennemis, obligée de veiller nuit et jour à la sûreté du roi, je passe ma vie à trembler. Vous ne savez pas tout ce qui s’agite de sourdes ambitions et de lâches complots autour d’un trône…

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