– Ah! digne Catho! excellente Catho! tu t’es souvenue… Je l’épouserai, chevalier!
Sur cette boutade, le père et le fils se séparèrent; le chevalier continuant son chemin vers la rue de la Hache, le vieux routier s’acheminant vers le nouveau cabaret de Catho pour y attendre son fils en dégustant une pinte d’hypocras.
Rue Tiquetonne, il vit en effet une auberge avec une devanture et une enseigne toutes neuves. C’était l’Auberge des deux morts qui parlent . Seulement, pour corriger ce que l’enseignement pouvait avoir de trop macabre, Catho qui, comme on l’a pu voir, n’était pas une bête, avait fait peindre deux noirs… deux Maures qui étaient censés tenir une conversation des plus intéressantes en agitant leurs gobelets. Pendant que le vieux Pardaillan admirait l’enseigne et entrait dans le cabaret, le chevalier approchait de la maison à la porte verte. Tout de suite, il remarqua que les contrevents étaient soigneusement rabattus sur les fenêtres, comme si la maison eût été inhabitée. Le cœur battant, il heurta le marteau. La porte demeura fermée, la maison silencieuse. Mais, cette fois, le chevalier était décidé à savoir ce qui se passait derrière ces murs et à savoir ce qu’il y avait dans ce silence et ce mystère. Il frappa encore à diverses reprises sans obtenir de réponse. Alors, il jeta un coup d’œil à droite et à gauche pour s’assurer qu’aucun voisin ne l’épiait, puis, s’élançant d’un bond, il atteignit la crête du mur de bordure. Alors, il se hissa à la force du poignet et sauta dans le jardin. Il marcha droit à la porte de la maison, décidé à faire sauter la serrure. Au, moment où il y arrivait, cette porte s’entrouvrit et, dans la pénombre, une forme blanche apparut à Pardaillan, qui demeura stupéfait, cloué sur place. C’était Alice de Lux!
Comme elle était changée! Comme elle était pâle! Et quelle poignante tristesse était répandue sur ses traits charmants!… Et comme sa voix parut rauque, presque dure, lorsqu’elle dit:
– Hâtez-vous d’entrer, monsieur, puisque vous forcez ma porte!
Le chevalier obéit. Alice de Lux le fit pénétrer dans cette pièce où Marillac l’avait présenté. Elle demeura debout. Elle ne lui offrit pas de siège.
– Pourquoi me persécutez-vous ainsi? dit-elle. Ne saurait-on me laisser mourir en paix! Vous êtes venu par trois ou quatre fois frapper à ma porte, et je ne vous ai pas ouvert… Un galant homme eût compris, et respecté ma solitude et ma douleur…
– Madame, dit le chevalier en se remettant de l’émotion qui l’étreignait, votre accueil étrange m’aurait déjà chassé de cette demeure, si un puissant intérêt ne m’obligeait à supporter un outrage que je ne mérite pas…
Ce reproche glissa sur Alice sans l’émouvoir.
– Un mot seulement, dit-elle froidement: venez-vous de sa part?…
– Vous me demandez, je crois, si je vous suis envoyé par le comte de Marillac?
– Oui, monsieur. Oui, continua-t-elle en s’animant, ce ne peut être que lui qui vous envoie. Il a vu la reine de Navarre, n’est-ce pas? Et la reine a parlé! La reine a voulu le sauver de la hideuse créature que je suis! Il sait, maintenant! Il sait! Et il n’a pas osé venir lui-même me crier son mépris et sa haine! Je le croyais plus brave… et vous, monsieur, c’est une singulière commission que vous avez acceptée là!…
Une sorte de fièvre l’emportait maintenant. Le chevalier stupéfait, eût voulu l’arrêter, lui faire comprendre qu’elle se trompait. Et il était paralysé par cette curiosité maladive qui saisit l’homme placé tout à coup en présence d’un phénomène effrayant.
– Monsieur, continua l’espionne avec cette étrange volubilité que nous avons déjà signalée, pas un mot. Je sais tout ce qu’il vous a chargé de me dire. Inutile de le répéter. D’ailleurs, je ne le tolérerais pas. Allez, monsieur, allez, et dites-lui seulement que la punition viendra de moi-même… qu’il se rassure… je disparais de sa vie… c’est tout! Quant à vous, monsieur, du premier moment où je vous ai vu, j’ai compris que vous apportiez ici la catastrophe. Vous avez été un messager de malheur en venant m’annoncer que le comte se rendait auprès de Jeanne d’Albret! Ah! que n’est-il venu lui-même! Je l’eusse retenu!… Il était temps encore!… Maintenant, c’est fini… une deuxième fois, vous vous faites le messager d’un deuil horrible… Allez, monsieur, je ne vous maudis point!
– Madame, s’écria alors Pardaillan hors de lui, vous commettez une affreuse erreur; ce n’est pas le comte de Marillac qui m’envoie! Je viens de mon propre mouvement, et pour moi-même!
Alice de Lux, qui était blanche comme une morte, rougit légèrement, puis redevint livide.
– Ce n’est pas lui qui vous envoie! balbutia-t-elle.
– Non! il n’est pas de retour!
– Ce n’est pas lui! reprit-elle avec égarement.
– Je vous le répète, madame: c’est pour mon propre compte que je viens!
– Qu’ai-je dit? Qu’ai-je dit? Insensée!…
Elle se couvrit le visage de ses deux mains. Et alors, les sanglots commencèrent à soulever son sein et à râler dans sa gorge, sans qu’une larme filtrât à travers ses doigts pâles. Le chevalier s’agenouilla:
– Madame, dit-il d’une voix si mâle et si douce qu’elle semblait l’accent idéal de la franchise et de la pitié, madame, je vous supplie de croire que j’ai déjà oublié des paroles échappées à votre délire! Qui que vous soyez, je ne vois en vous qu’une pauvre femme qui souffre et qui pleure! Et pour vous épargner cette douleur qui éclate en vous, madame, pour l’affection que je porte au comte, votre noble fiancé, je consentirais à mourir! J’ignore quelle faute vous pouvez avoir à vous reprocher… Ce que je sais, ce que je vois d’une façon éclatante, c’est l’amour prodigieux que vous portez à mon ami! Ah! croyez-moi, madame, un tel amour est capable de racheter même un crime!
Alice avait laissé tomber ses bras.
– Parlez-moi encore, bégaya-t-elle. Il y a si longtemps que je souffre seule, toute seule avec moi-même! Il y a si longtemps qu’une parole de pitié n’a rafraîchi les brûlures de ce malheureux cœur.
Et le chevalier, maintenant, oubliait pourquoi il était venu! Il se releva, saisit les deux mains d’Alice, l’attira à lui, la prit dans ses bras, et ses lèvres, doucement, se posèrent sur les cheveux parfumés de la jeune femme.
Et tout cela fut si vraiment, si profondément fraternel, qu’Alice ne se rappelait avoir jamais éprouvé pareille impression d’apaisement et de douceur. Dans ce moment même, le chevalier trouva les seules paroles qui fussent en harmonie avec la situation, avec les pensées de la jeune femme et avec ses propres pensées:
– Il vous aime; vous pouvez être assurée que jamais femme ne fut comme vous l’objet d’un culte aussi tendre, aussi passionné; il vous aime au point de ne vouloir pas savoir ce qu’il y a en vous d’obscur et de secret; vous êtes sa lumière; vous êtes sa joie; vous êtes son amour! Ne croyez pas au moins qu’il me l’ait dit… son amour éclate dans chacune de ses paroles; il parle de vous comme les croyants parlent de leur divinité… Rassurez-vous donc, pauvre femme qui avez souffert… l’amour d’un pareil homme, un tel amour, dis-je, est capable de sublimes efforts…
– Oh! dit-elle, vous me ravissez l’âme. S’il était possible que mon noble fiancé pût ne pas savoir!
– Je vous répète qu’il vous aime. Donnez à ce mot le sens de l’absolu. Qu’importe, dès lors, qu’il sache ou ne sache pas ce que vous voulez lui cacher. Croyez-moi, de vous, à lui, de lui à vous, il n’y a de vrai, d’existant, de digne d’être su que votre admirable amour pour lui, que sa passion pour vous…
– Quel noble cœur vous êtes!
– Oui, madame, dit Pardaillan avec cette étrange simplicité qui faisait que les indifférents ne savaient jamais s’il se moquait, oui, je sais que j’ai le cœur bien placé; et c’est pourquoi je juge avec sérénité vos terreurs, c’est pourquoi j’ai pu comprendre ce qu’il y a d’auguste et d’immaculé dans votre amour pour le comte, fussiez-vous la créature que vous vous accusiez d’être. Une âme capable de l’amour que vous éprouvez ne peut être qu’une belle âme. Heureux le comte d’être aimé de vous! Et heureuse vous-même d’être aimée de lui!
– C’est que vous ne savez pas, dit-elle en frissonnant. Ô vous qui avez versé dans mon âme endolorie les seules consolations que j’aie entendues dans ma vie de désespoir, ô vous que j’ai accueilli en ennemi et qui vous révélez mon frère, vous qui bercez ma douleur parce que vous avez peut-être souffert, écoutez-moi, il faut que vous sachiez ce que je sais!
– Non, madame, s’écria le chevalier avec un secret effroi, laissez le silence recouvrir la terreur de votre âme, comme les peaux pures et paisibles d’un étang recouvrent parfois des fonds tourmentés… À quoi bon remuer ces fonds quand il est si simple de se laisser glisser sur la surface riante de ces eaux?
– Cher ami!…
– Un ami, oui, madame. Un ami du comte… de celui qui vous aime, et un ami de vous-même. Et que serait cette amitié, si je ne vous défendais pas de vous-même, si je n’arrêtais pas sur vos lèvres des paroles qui peut-être vous soulageraient sur l’heure, mais que vous regretteriez plus tard! Ce n’est pas au présent qu’il faut que vous songiez, Alice, c’est à l’avenir. Si je vous laissais parler, plus tard, quand le bonheur vous aura apaisée, quand vous serez la femme de Marillac, quand l’oubli de votre passé sera enfin venu anéantir ces secrets, alors, Alice, vous penseriez avec amertume qu’un homme a connu ces secrets!