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Gilles leva des yeux hagards vers Pardaillan.

– Vous me demandez cela? dit-il. C’est cela que vous voulez savoir pour me donner vie sauve?

– Oui. Tu vois que tu en es quitte à bon compte.

Gilles, qui était à genoux, se releva. Gilles qui grelottait et claquait des dents, se raidit et n’eut plus un frémissement.

D’une voix ferme, il dit:

– Tuez-moi donc: cela, vous ne le saurez pas!

Pardaillan bondit. Le chevalier, qui se connaissait en courage, ne put s’empêcher de s’incliner devant le hideux vieillard, à face de gargouille, que transfigurait à ce moment une indomptable volonté.

– La corde! gronda le vieux routier.

Il n’en avait pas apporté. Mais il saisit Gilles par le bras et le conduisit au-dessous du clou qu’il avait signalé.

– Veux-tu parler? dit-il d’une voix froide. Tu as une minute pour te décider.

Gilles répondit:

– Je vois que vous n’avez pas de corde. Il y a dans la cour de l’hôtel une charrette. C’est dans cette charrette que je devais vous porter à la Seine. J ’y avais placé une bonne corde pour vous la mettre au cou avec une pierre. Envoyez chercher la corde et pendez-moi: vous ne saurez rien.

– Par tous les diables d’enfer! grommela Pardaillan. Ce vieux-là est superbe!… Dommage que je sois forcé de le tuer!

Il tira sa dague, et de sa même voix glaciale, il dit:

– Pour ta bravoure, tu ne seras pas pendu. Mais je vais te tuer d’un seul coup, au cœur, si tu ne parles…

– Voici mon cœur, dit le vieux Gilles en déchirant son pourpoint d’un coup violent. Seulement, si le désir d’un mourant vous est sacré, je vous supplie de dire à Mgr de Damville que je suis mort fidèle, mort pour lui…

Les deux Pardaillan demeurèrent saisis d’un étonnement admiratif. L’attitude de ce vieillard qui avait une peur affreuse de mourir et qui cependant offrait sa poitrine au coup mortel, pour demeurer fidèle à son maître, leur parut un phénomène inexplicable.

– Monsieur de Pardaillan, fit tout à coup une voix qui grelottait.

Le routier se retourna et aperçut Gillot qui sortait de derrière une futaille.

– N’aie pas peur, dit-il: ton tour va venir; ton digne oncle d’abord, toi ensuite. Seulement tu ne mourras pas: tu auras simplement les oreilles coupées.

– Je le sais, fit Gillot qui, tout blême, frissonna de la tête aux pieds. Je le sais, et pour sauver mes oreilles, je veux vous proposer un marché.

– Voyons le marché…

– Je sais où se trouvent les deux personnes que vous cherchez…

– Toi! rugit le vieux Gilles. Ne croyez pas cet imbécile, monsieur!…

– Pardon, pardon… cet imbécile tient à ses oreilles. Je conviens qu’il a tort parce qu’elles sont hideuses, mais enfin il y tient, et s’il dit vrai, il les aura sauves!

– Il ment! gronda le vieillard qui, se débarrassant de l’étreinte de Pardaillan, se précipita sur son neveu.

Mais il n’eut pas le temps de l’atteindre que déjà Pardaillan l’avait saisi à la gorge et le remettait au chevalier.

– Parle! dit-il alors à Gillot.

– Il ne sait rien! Il ment! vociféra Gilles.

– Je ne mens pas, mon oncle, dit Gillot qui, certain de sauver ses oreilles, reprenait de l’aplomb. Le jour où j’ai reçu l’ordre de préparer la voiture, et où j’ai eu précisément affaire à ce digne jeune homme que voici, toutes ces manigances m’ont mis là cervelle à l’envers; et à dix heures, j’ai suivi l’expédition; j’ai tout vu. Je sais où la voiture s’est arrêtée, et je m’offre d’y conduire ces messieurs…

– Où est-ce? palpita le chevalier.

– Rue delà Hache! fit Gillot.

– Rue de la Hache! s’exclama le chevalier stupéfait, à l’esprit de qui l’image d’Alice de Lux se présenta aussitôt.

Mais il y avait d’autres maisons que la sienne dans la rue. Il était impossible que la fiancée de Marillac eût de pareilles accointances avec le duc de Damville! Ou alors… Le chevalier entrevoyait des abîmes dans l’existence de cette femme.

– Voyons, reprit-il. Quel est l’endroit exact?

– Tais-toi! Tais-toi, infâme! hurlait le vieux Gilles. Monseigneur te fera pendre, écarteler, rouer vif!…

– Monsieur, la maison est facile à reconnaître, elle fait le coin de la rue Traversine: elle a un jardin, et il y a une porte verte à ce jardin.

Le cri de rage que poussa l’intendant eut suffi pour démontrer que Gillot venait de dire la vérité.

– Courons! s’écria le vieux Pardaillan.

Mais le chevalier demeurait immobile, tout pâle.

– Tu doutes de la sincérité de ce cuistre?… Emmenons-le avec nous, et s’il a menti…

– Non. Je suis sûr qu’il a dit vrai.

– Oh! oui, monsieur, s’écria Gillot en joignant les mains.

Le chevalier songeait qu’il s’était présenté à diverses reprises dans la maison de la rue de la Hache et qu’il avait toujours trouvé porte close depuis son unique entretien avec Alice. Mais dans ce cœur généreux, ce n’était pas là la seule inquiétude qui se levât. Il se demandait avec angoisse quel mystère cachait la vie d’Alice et quel malheur pour Déodat allait sortir de ce mystère.

– Allons! dit-il enfin. Je saurai la vérité en l’interrogeant… si je la retrouve!

Le vieux Pardaillan ne comprit pas ces paroles, mais il s’apprêta à suivre son fils.

– Vous avez tous les deux vie sauve, dit-il à Gilles et à Gillot. Allez-vous faire pendre ailleurs!

– Hélas! Pendu, je le serai certainement! fit l’intendant.

– Je témoignerai de votre fidélité, dit le chevalier. Rassurez-vous, je vous promets d’informer le maréchal de Damville de la belle résistance que vous avez faite.

– Je vous crois, monsieur, et vous remercie, car c’est la seule chose qui puisse me sauver.

– Je vous engage ma parole que votre maître sera informé, dit le chevalier.

– Voilà bien des façons pour un fieffé démon qui voulait jeter mon cadavre à la Seine, au lieu de l’enterrer chrétiennement! s’écria le vieux routier! Tu es trop bon, chevalier; et moi aussi, à ton contact, je me gâte. Tu verras que cela nous portera malheur!

Pendant cette discussion, Gillot avait disparu. Sans doute, il ne tenait pas à se retrouver seul à seul avec son oncle. Gilles s’était assis sur un billot, et la tête dans les mains, réfléchissait à son triste sort. Les deux Pardaillan le laissèrent à ses funèbres méditations et sortirent de l’hôtel pour se rendre aussitôt rue de la Hache.

– Qui peut bien demeurer dans la maison à porte verte? demanda le vieux routier. Sans doute quelque officier de Damville qui s’est retranché là avec une petite garnison. Je vous propose donc, mon fils, d’attendre la nuit. Nous viendrons étudier la localité. Nous reconnaîtrons la force de la garnison, et nous prendrons les mesures nécessaires pour que l’attaque réussisse du premier coup.

Le chevalier eut un instant d’hésitation, puis il dit:

– Mon père, je crois qu’en cette affaire, il faut que j’agisse seul… Il n’y a pas d’officier, pas de garnison, rue de la Hache.

– Ah çà, tu connais donc la maison?

– Oui. Et je ne redoute qu’une chose, c’est qu’elle soit inhabitée… en ce moment.

– Je ne comprends pas, chevalier. Je pressens seulement qu’il y a là un secret.

– Qui n’est pas à moi! C’est le secret d’un ami que j’aime comme un frère… de l’homme que j’aime et respecte le plus au monde, après vous, mon père.

– Et tu veux y aller seul? Tu m’assures qu’il n’y a pas de danger?

– Aucun danger, mon père. Il est indispensable que je sois seul.

– Bon. En ce cas, je t’attendrai au bout de la rue.

– Non. Séparons-nous ici. Peut-être vous verrait-on. Et si on s’aperçoit que quelqu’un m’attend, que quelqu’un peut intervenir, cela suffirait sans doute pour que la porte ne me soit pas ouverte.

– Je vais donc t’attendre… où cela? À la Devinière ? C’est bien dangereux. Ah! pauvre Catho, comme je te regrette!

– Mais, mon père, vous pouvez m’attendre chez Catho, si vous le voulez.

– Bah! tu l’as donc revue, pendant que je me consumais au fond de la cave?

– Oui; avec l’argent que vous lui avez remis, elle a installé, rue Tiquetonne, un nouveau cabaret.

– Qui s’appelle?

– L’Auberge des deux morts qui parlent .

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