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Cette atroce vision lui était restée dans les yeux…

Et c’est cela qu’il revit au moment où il entra dans le cabinet royal.

François avait ce même visage ravagé de désespoir et de haine, ces mêmes yeux implacables, cette même bouche convulsée où un peu d’écume mousse aux coins et qui semble prête à laisser tomber quelque malédiction suprême.

Un effort puissant lui rendit soudain sa présence d’esprit.

Il cessa de regarder son frère et s’avança vers Charles IX.

Et dès lors, ce même sourire de triomphe qu’il avait eu au moment d’entrer reparut sur ses lèvres, pareil à l’une de ces menaces livides que le ciel adresse à l’heure où la tempête va se déchaîner.

– Sire, dit-il de cette voix âpre et métallique qu’il avait dans ses fortes émotions, vous m’avez fait l’honneur de m’appeler: me voici aux ordres de Sa Majesté.

Le chevalier de Pardaillan, devant cette scène où chaque geste, chaque mot, chaque attitude devenait un drame, s’était reculé et comme effacé dans un angle.

De sorte qu’Henri ne l’avait pas vu.

Et d’ailleurs, l’eût-il vu de ses yeux à ce moment, qu’il ne l’eût certes pas vu avec son esprit, tout entier rempli de la vision du frère qui se dressait en vengeur, tout entier préoccupé de l’écrasement qu’il préparait à ce frère.

Toute la question, pour lui, était d’amener ce qu’il voulait dire pour tuer François…

Et que voulait-il dire?…

Qu’avait-il imaginé, non seulement pour empêcher François de l’accuser, mais encore pour le perdre à l’instant, l’envoyer à la Bastille, peut-être à l’échafaud!…

C’était simple et effroyable:

Le secret surpris chez Alice de Lux, le secret qu’il avait juré de ne pas révéler, il allait le dénoncer!…

Simplement dire que le roi de Navarre, le prince de Condé, Coligny étaient à Paris, et que François de Montmorency les avait vus, et qu’ils avaient conspiré ensemble l’enlèvement du roi!

Voilà ce qui mettait sur ses lèvres ce sourire de menace et de triomphe!

– Monsieur de Damville, dit le roi tout ému en présence de cette tragédie qui se déroulait sous ses yeux, je vous ai fait venir sur la demande expresse de votre frère. Écoutez donc, s’il vous plaît, avec la patience et la dignité qui conviennent, ce que monsieur le maréchal de Montmorency veut dire. Vous répondrez ensuite… Parlez, maréchal.

François, depuis l’entrée de son frère, n’avait pas fait un pas. Il semblait pétrifié. Il fit un effort pour parler. Et sa voix parvint au roi comme voilée, lointaine.

– Sire, dit-il, plaise à Votre Majesté de demander à monsieur de Damville ce qu’il a fait de Jeanne de Piennes, et de Loïse, sa fille, ma fille…

Il y eut une seconde de silence funèbre.

Le maréchal ajouta:

– Que s’il veut bien de bonne foi répondre et s’engager à ne plus poursuivre ces nobles et infortunés créatures, je le tiens quitte du reste.

– Répondez, maréchal de Damville, dit le roi.

Henri se redressa. Son regard alla de côté à François, regard rouge, aigu, mortel.

Et voici ce qu’il dit:

– Sire, pour que je réponde dignement, plaise à Votre Majesté de demander à monsieur le maréchal s’il n’a pas été dans un hôtel de la rue de Béthisy, quelles personnes il y a vues et ce qui a été convenu…

François devint pâle comme un mort. Il sentit sa tête vaciller sur ses épaules comme si déjà le bourreau l’eût touché. Il chercha une réponse, les mots s’étranglèrent dans sa gorge.

– Misérable! râla-t-il d’une voix si basse que le roi ne l’entendit pas.

– Puisque le maréchal ne répond pas, reprit Henri, je vais répondre pour lui!…

– Un instant, monseigneur! fit soudain une voix calme, paisible, mordante, qui fit tressaillir François d’espérance, le roi de curiosité, et Henri de fureur.

Le chevalier de Pardaillan s’avança jusqu’au fauteuil, se plaçant ainsi entre les deux frères. Et avant qu’on eût songé à lui imposer silence, avant qu’Henri fût revenu de l’étonnement que lui causait l’intervention de cet inconnu, le chevalier poursuivit:

– Sire, je demande pardon à Votre Majesté, mais appelé comme témoin, je dois parler. Et je me permets de dire à monseigneur le maréchal de Damville que la réponse à sa question ne saurait intéresser en quoi que ce soit Sa Majesté…

– Et pourquoi? gronda Henri. Qui êtes-vous donc, vous qui osez parler devant le roi sans qu’on vous interroge!

– Qui je suis? Peu importe!… Ce qui importe, c’est qu’il est complètement inutile de parler de la rue de Béthisy si nous ne parlons pas d’abord de la rue Saint-Denis!… de l’auberge de la Devinière !… de l’arrière-salle de cette auberge!… des poètes qui s’y réunissent!…

À mesure que le chevalier parlait, Henri de Montmorency pliait les épaules, baissait sa tête devenue blafarde, courbait les reins, comme si chaque parole eût jeté sur lui quelque poids énorme.

– Que signifie cela? s’écria Charles IX.

– Simplement que la question de Mgr de Damville était odieuse et n’a rien à voir dans l’affaire qui nous rassemble. Je m’en rapporte à lui-même!…

Et le chevalier fit un pas en arrière.

Il était si vibrant, si rayonnant d’audace, si pétillant de malice que le roi ne put s’empêcher de lui sourire avec une sorte d’admiration.

– Est-ce vrai, Damville? demanda Charles IX. Est-il vrai que votre question soit inutile à l’affaire qui vous réunit en notre présence, vous et votre frère?

Henri poussa un soupir pareil à un rugissement, et répondit:

– C’est vrai, sire!…

François adressa au chevalier un regard d’une éloquente gratitude.

– Vous venez de me sauver la vie, disait ce regard; jamais je ne l’oublierai…

Mais la curiosité du roi était éveillée maintenant… ses soupçons peut-être! Entouré d’embûches et de conspirations, habitué à chercher sous chaque mot le signal d’un meurtre, dans chaque main qui fait un geste le poignard qui va le frapper, Charles fronça le sourcil. Son front d’ivoire jauni se plissa.

– Pourtant, fit-il avec une sourde colère, c’est dans une intention quelconque que vous avez ainsi parlé. Vous avez parlé de la rue de Béthisy… De quel hôtel s’agit-il? Parlez!… Je le veux!

Il était évident que le roi songeait à l’hôtel Coligny, rendez-vous naturel des huguenots.

Henri comprit que de sa promptitude dépendait maintenant sa vie…

S’il ne trouvait pas une prompte réponse, son frère était perdu; mais le damné inconnu qui le tenait sous son regard de flamme dénonçait la scène de la Devinière !… Or, la conspiration de François n’était pas sûre: la sienne l’était.

D’un effort surhumain, il rassembla ses idées. Et dévoré de rage à la pensée qu’il était obligé… lui… d’inventer un mensonge pour sauver son frère, il répondit:

– Sire, j’ai voulu parler de l’hôtel de la duchesse de Guise… C’est une histoire de femmes…

– Ah! ah! fit Charles IX avec un sourire.

– Je l’avoue, sire, cette histoire serait pénible à raconter pour moi, un ami du duc de Guise…

Charles IX détestait cordialement Henri de Guise, en qui il sentait un redoutable compétiteur. Il connaissait d’ailleurs la conduite de sa femme qui, pour le quart d’heure, était au mieux avec le comte de Saint-Mégrin.

Il se mit à rire, et dit tout haut:

– Parlez plus bas, Damville, parlez plus bas… Guise et Saint-Mégrin sont là, derrière cette porte!…

– Vous comprenez, sire?…

– Je comprends, mort-dieu! s’écria le roi en riant de plus belle. Mais, reprit-il tout à coup, et la Devinière ? que vient faire en tout ceci l’auberge de la Devinière ?

Pardaillan jeta à Henri un regard qui signifiait: «Vous nous sauvez, je vous sauve!» et répondit:

– Sire, si vous daignez le permettre, je dirai à Votre Majesté que l’auberge de la Devinière est un lieu où se réunissent des poètes pour causer de poésie… des dames, de grandes dames y viennent aussi causer de poésie ou de choses poétiques… seulement il arrive parfois que le poète porte pourpoint de satin mauve, manteau de soie violette, haut-de-chausses à rubans…

C’était le portrait de Saint-Mégrin.

Le roi eut un nouveau rire et grommela dans ses dents:

– Mort-diable! je donnerais bien cent écus pour que ce cher Guise ait entendu…

Ainsi la comédie, par un hasard sinistre, se mêlait à ce drame et ne servait qu’à le rendre plus atroce.

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