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– Votre Majesté ordonne-t-elle que j’y aille seul?… ou avec quelques gardes?

– Seul, mordieu, seul! Il ne s’agit pas d’une arrestation. Vous vous croyez dans le cabinet de madame ma mère!

Charles IX avait souvent de ces boutades qui, lorsqu’on les rapportait à Catherine, la faisaient verdir de fureur. Il est vrai qu’elle avait alors la ressource de se consoler avec son deuxième fils, le duc d’Anjou, en complotant avec lui toutes sortes de plans.

Le capitaine se courba en deux et sortit.

– Et maintenant, sire, dit alors François de Montmorency, je dois dire à Votre Majesté que je suis venu demander justice, et que devant elle, j’accuserai le maréchal de Damville de félonie, mensonge et crime de rapt. Ah! sire, ajouta-t-il avec véhémence en voyant le mouvement que faisait le roi, je devine votre pensée! Vous voulez me dire qu’il y a des juges à Paris et que c’est à eux que je dois porter ma plainte! Mais vous êtes vous-même le premier juge du royaume, sire! Et ce n’est pas seulement à votre justice souveraine que j’en appelle! C’est encore à votre honneur! Les terribles choses que j’ai à raconter doivent demeurer secrètes, sire! Et plutôt que de les donner en pâtures à des juges, plutôt que d’en faire un scandale qui ternirait à jamais ce nom glorieux pour lequel j’ai fait les derniers sacrifices, eh bien, sire, je me ferais justice moi-même!… Votre Majesté va me comprendre d’un mot… Il s’agit d’une femme… de deux femmes… deux martyres… l’une, la fille, frappée dès sa naissance du plus affreux malheur, puisque son père l’a abandonnée… l’autre, la mère, digne de pitié pour un long supplice injuste, subi en silence, digne d’admiration pour ce silence même…

– Monsieur le maréchal, dit le roi avec une émotion dont il ne fut pas maître, puisque vous le voulez, nous serons donc l’arbitre de cette affaire. Vos paroles et votre agitation me laissent assez deviner qu’il s’agit de quelque grave affaire de famille qui ne doit pas être rendue publique. Parlez donc sans crainte. Je vous assure justice et discrétion.

_ Votre Majesté me comble et je me demande comment je pourrai lui témoigner la gratitude qui déborde de mon cœur… Mais, sire, en raison même de la gravité des accusations que je prétends porter contre mon propre frère, ne convient-il pas qu’il soit présent avant que j’entre dans le détail?

– C’est juste, maréchal, c’est juste.

Un long silence embarrassé suivit ces paroles, et près d’une demi-heure se passa, le roi songeant à sa curiosité excitée, Pardaillan se demandant comment tout cela allait finir, le maréchal tenant ses yeux fixés sur la porte.

Enfin le roi demanda:

– Vous pouvez toutefois me dire dès à présent qui sont ces deux femmes?

– Oui, sire: deux humbles ouvrières.

– Des ouvrières? s’écria Charles IX étonné. En quelle sorte d’ouvrage?

– Sire, elles s’occupaient de broderies ou tapisseries, ce qui leur assurait leur pauvre existence.

En prononçant ces mots, le maréchal eut un geste de désespoir farouche.

– Et où logeaient-elles? demanda le roi. Je me suis occupé moi-même des broderies d’armoiries, et je crois connaître les cinq ou six ouvrières qui, dans Paris, sont capables de mener à bien ce genre de travaux.

– Sire, elles logeaient rue Saint-Denis.

– Rue Saint-Denis! exclama vivement Charles IX. En face d’une auberge?

– L’auberge de la Devinière , sire!

– C’est cela! s’écria le roi en frappant ses mains l’une contre l’autre. Je la connais! c’est à coup sûr la plus habile brodeuse d’armoiries et devises qui soit dans Paris.

Et avec un sourire attendri, Charles IX se rappela cette scène où il avait offert à Marie Touchet la tapisserie exécutée par la brodeuse de la rue Saint-Denis portant la devise: Je charme tout.

Le maréchal demeurait stupéfait, avec une sourde inquiétude, de cet incident imprévu.

– Cela vous surprend? fit le roi avec une sorte de mélancolie. C’est vrai. J’aime à me promener seul dans Paris, habillé en bourgeois. On s’ennuie parfois au Louvre, monsieur le maréchal. Si vous avez vos soucis, nous avons les nôtres. Et alors nous cherchons, là où nous pensons pouvoir les trouver, un sourire franc, un accueil du cœur, des lèvres qui ne mentent point, un front sur lequel nous puissions lire à livre ouvert… C’est dans ces promenades que j’ai eu occasion de rechercher une ouvrière habile pour un travail qui… m’était agréable. Cette ouvrière, je l’ai trouvée telle que je la souhaitais, discrète, point questionneuse, diligente… une vraie fée pour l’exécution des devises… elle habitait l’endroit que vous dites… c’est donc bien de cette femme qu’il s’agit.

François de Montmorency, violemment ému, était devenu très pâle.

Les paroles du roi lui ouvraient un jour sur la triste et misérable existence de celle qu’il adorait… de celle qu’il avait abandonnée, répudiée condamnée aux durs labeurs!

Le remords, le désespoir, l’amour, la vengeance se livraient dans son esprit une de ces effrayantes batailles qui détraquent les cerveaux les mieux organisés.

Tremblant, la sueur de l’angoisse au front, il avait écouté avec un indicible serrement de cœur ces détails que donnait le roi.

Et lorsque Charles IX, pensif, poursuivant le souvenir qui le ramenait à Marie Touchet, ajouta:

– On l’appelait la Dame en noir…

Le maréchal éclata. Un sanglot gonfla sa poitrine. Et d’une voix rauque de désespoir, il répondit:

– La Dame en noir!… Parce qu’on lui a arraché son nom, sa fortune, sa situation! Parce qu’un maudit et un criminel par aveuglement l’ont condamnée! Le maudit, c’est mon frère, sire! Le criminel, c’est moi!… Moi que la jalousie aveugla! Moi qui crus à des apparences! Moi qui, pendant dix-sept ans, dédaignai de m’enquérir si elle était morte ou vivante!… La Dame en noir, sire, s’appelle Jeanne, comtesse de Piennes et de Margency! Elle s’est appelée duchesse de Montmorency!…

Le roi, devant cette révélation, demeura sombre, étonné, hésitant.

Ses sourcils se froncèrent.

Il connaissait de Jeanne de Piennes ce que l’on en savait couramment: à savoir que mariée secrètement à François de Montmorency, elle avait été répudiée, grâce à l’insistance du connétable auprès du roi Henri II, et grâce à l’insistance du roi Henri II auprès de la cour de Rome.

Il savait en outre que sa sœur naturelle Diane, devenue l’épouse de François, avait toujours vécu séparée du maréchal, et il se vit en présence d’un de ces redoutables problèmes de cœur et de famille que la raison sociale est impuissante à résoudre.

Le maréchal, à la contraction de sa physionomie, comprit ce qui se passait dans l’âme de Charles IX.

– Sire! s’écria-t-il haletant, il n’est pas question en ce moment d’aucun mariage à défaire ou à refaire. C’est à votre seule justice que je suis venu faire appel… justice pour deux malheureuses qui, après tant d’infortune, ont été arrachées au peu de bonheur qui leur restait! Sire, lorsque j’ai compris que j’avais une grande injustice à réparer, une effroyable erreur à effacer, j’ai appris en même temps que mes soins seraient vains: la mère et la fille ont disparu, sire! Enlevées!… C’est de cela seulement que je demande justice!… C’est la liberté de l’héroïque martyre que je viens réclamer! C’est un ravisseur que je viens accuser ici… et le ravisseur, le voilà!

François de Montmorency tendit violemment son poing fermé vers la porte qui s’ouvrait à ce moment, livrant passage à Damville.

Henri était livide.

Les deux frères se regardèrent un instant.

Et cet instant leur dura à tous les deux comme une heure entière.

Si la haine pouvait foudroyer, certes les deux hommes fussent tombés là tous deux sous le mortel regard qu’ils croisèrent…

Pendant cette seconde, Henri de Montmorency, ayant refermé la porte, était demeuré appuyé contre cette porte, comme si les forces lui eussent manqué…

Pourtant, en venant au Louvre, il savait qu’il allait y trouver son frère.

Il s’était préparé à cette rencontre.

Il avait prévu tout ce que François pourrait dire, il avait trouvé quelque terrible riposte pour en écraser son frère, car au moment où il ouvrit la porte, un sourire aigu coupa son visage convulsé…

Mais à la vue de François, ce sourire disparut.

Henri demeura frappé de stupeur comme si Nancey ne lui eût rien dit, ne l’eût pas prévenu.

Dix-sept ans qu’ils ne s’étaient vus!…

Depuis la nuit d’horreur où dans la forêt de Margency, ils avaient marché l’un sur l’autre, le fer à la main!

Dans ces longues années, toutes les fois qu’Henri songeait à son frère, il le revoyait penché sur lui, dans la lueur rouge du flambeau que tiennent les bûcherons… il le revoyait, effrayant, le visage méconnaissable, levant le poignard, puis jetant ce poignard et s’enfuyant…

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