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– Je vois, maître Pardaillan, que vous êtes toujours aussi friand de la lame; mais si vous le voulez bien, ce n’est pas ce soir que vous tirerez l’épée. Assez d’autres occasions vous seront offertes. Je vous tiens pour un bon et digne gentilhomme, j’accorde à votre rapière l’estime que vous réclamez si âprement; vos paroles ne m’offensent pas; je ne veux y voir que le cri d’un homme brave et loyal. Écoutez-moi donc, s’il vous plaît, car je veux vous faire des propositions que vous serez libre d’accepter ou de refuser; si vous refusez, vous tirerez de votre côté, moi du mien, et tout sera dit. Si vous acceptez, il ne pourra en résulter pour vous qu’honneur et bénéfice.

– Voilà qui est parler franc, monseigneur!

Et Pardaillan se dit à lui-même:

– Comme l’âge vous change un homme! Autrefois, pour le quart de ce que je lui ai dit, il m’eût chargé l’épée et le poignard aux mains… mais que peut-il me vouloir? Il a oublié l’affaire de Margency, ou n’en garde pas rancune; il me cajole, il me flatte, aurait-il besoin de moi?

– Monsieur de Pardaillan, reprit le maréchal après un instant de réflexion, savez-vous que bien des jeunes gens, et des plus braves, envieraient la fermeté de votre regard, la souplesse de vos gestes… Autrefois, vous étiez redoutable; maintenant, vous devez être terrible…

– Heu! on connaît son métier de ferrailleur, voilà tout!

– Mais l’âge?

– Ah! monseigneur, vous m’avez dit vous-même que je n’avais pas vieilli. Il est de fait que les années me sont légères…

– En sorte que, comme ce jour où je vous vis tenir tête à trois spadassins…

– Eh! monseigneur, s’ils ne sont que trois, tout ira bien.

– Ainsi, vous n’avez rien perdu de ce beau sang-froid, de cette souplesse et de cette force que j’admirais tant?

– Monseigneur, à courir les routes, on fait force rencontres, et il ne s’est point passé de semaine où je n’aie dû en découdre. Ce n’est pas pour vous en faire le reproche, mais je me rouillais en votre castel de Montmorency; depuis, j’ai fait assez d’exercice, Dieu merci, et reconquis ce que j’avais pu perdre.

– Bon! fit le maréchal avec un regard d’admiration; et ce furieux appétit d’aventures qui vous distinguait?

– L’appétit va, monseigneur; ce sont les occasions de le satisfaire qui manquent.

L’équivoque et le ton étaient si drôles que le maréchal ne put s’empêcher de rire de bon cœur.

«Bon! songea le routier, il ne m’en veut décidément pas.»

– En sorte, reprit Henri, continuant la plaisanterie, que si on vous offrait de dîner tous les jours à votre faim…

– Cela dépend du genre de repas qu’on m’offrirait. Il y a aventure et aventure. Certaines m’excitent; d’autres, au contraire, me rebutent et font… que j’ai dîné avant que de me mettre à table.

– Bien, fit le maréchal en reprenant cet air sombre qui le quittait si rarement; écoutez-moi donc avec toute votre attention, car ce que j’ai à vous dire est de la plus haute gravité.

Il parut avoir une dernière hésitation, puis, se décidant:

– Monsieur de Pardaillan, que pensez-vous du roi de France?

Le routier ouvrit de grands yeux.

– Le roi de France, monseigneur! Et que diable voulez-vous qu’un pauvre hère comme moi puisse en penser, sinon que c’est le roi! Le roi! C’est-à-dire la toute-puissance incarnée, c’est-à-dire un être un peu moins que Dieu, mais beaucoup plus qu’homme et sur lequel on ne doit pas lever les yeux, crainte d’être ébloui…

– Pardaillan, je suppose que vous êtes de ceux qui n’ont pas craint d’être ébloui… Vous avez donc regardé; dites-moi ce que vous pensez, et je vous engage ma parole que nul ne connaîtra jamais votre pensée.

– Monseigneur, je serais beaucoup plus à mon aise, si vous-même vous commenciez…

– Soit! dit le maréchal de sa voix terriblement calme, je pense que Charles IX n’est pas un roi…

Pardaillan tressaillit. Il crut voir un abîme s’ouvrir près de lui, et au fond de cet abîme, s’agiter des ombres étranges se ruant vers un but inconnu.

– Monseigneur, dit-il, je ne connais pas Sa Majesté: on dit le roi faible et méchant; on le dit atteint d’une maladie qui peut lui donner des accès de fureur; on dit qu’il est sans pitié comme sans courage; voilà ce qu’on dit; mais moi, je ne sais rien… rien qu’une chose; c’est qu’un roi pareil est incapable d’inspirer de véritables dévouements.

– Si telle est bien votre pensée, je crois que nous pourrons nous entendre; vous êtes libre, vigoureux, plein de bravoure et d’adresse; au lieu de gaspiller ces qualités en piètres aventures de grand chemin, vous pourrez les employer à une œuvre grandiose. Il y a du danger. Mais le danger n’est pas pour vous déplaire. Que diriez-vous, à là place de ce roi maniaque, soupçonneux, impitoyable et malade, que diriez-vous d’un roi qui serait la générosité faite homme, d’un roi qui serait grand par le cœur et grand par la race, jeune, enthousiaste, rêvant sans doute de s’illustrer, et par conséquent capable de donner à tous ceux qui l’entoureraient l’occasion de s’illustrer eux-mêmes?

– Monseigneur, vous me proposez tout bonnement de conspirer contre le roi…

– Oui! fit nettement Montmorency.

Pardaillan hocha la tête et fit entendre un long sifflement.

– Vous voyez, reprit le maréchal, la confiance que toutes vos trahisons m’ont donnée en vous; les hommes de votre trempe sont rares, et lorsqu’on en rencontre un, on comprend alors tout le bonheur qu’il y a de parler à cœur ouvert…

– Je ne dis pas non, monseigneur: seulement, ce bonheur-là peut conduire à l’échafaud.

– Auriez-vous peur?

– De quoi pourrais-je avoir peur, puisque je n’ai même pas eu peur de vous?

– Alors, qui vous arrête, fit Montmorency en souriant de cette adroite flatterie. D’ailleurs, je dois vous prévenir que je ne vous demande pas une action directe, mais une action de seconde main.

– Expliquez-vous, monseigneur, expliquez-vous. C’est étonnant comme je comprends difficilement quand on ne me parle pas en bon français!

– Voici: je suis engagé dans cette aventure; quelle qu’en soit l’issue j’irai jusqu’au bout. Or, il peut surgir tel événement où j’aurai besoin autour de moi de quelques hommes dévoués. En cas de défaite, seul ou avec des indifférents, je me défendrais mal. Enfin, j’ai besoin de quelqu’un qui veille sur moi tandis que je garderai toute ma liberté d’action. Si je vais au combat, ce quelqu’un sera près de moi, prêt au besoin à parer les coups.; si je suis pris, il s’ingéniera à ma délivrance. Or, nul plus que vous ne possède les qualités de ruse et de souplesse nécessaires dans une guerre de ce genre; d’autant que j’ai besoin d’un ambassadeur, vous seriez le dépositaire de ma pensée et pourriez parler en mon nom…

– Je commence à comprendre, monseigneur. Je serai le bras qui agit sans qu’on puisse connaître le cerveau qui a dirigé ce bras.

– À merveille. La chose vous convient-elle?

– Oui, si j’y trouve un intérêt.

– Que demandez-vous? Parlez et ne craignez pas de demander.

– Rien pour moi, sinon d’être défrayé de mes pas et démarches.

– Vous toucherez cinq cents écus par mois tant que, vous, resterez à mon service pour cette campagne. Est-ce assez?

– C’est trop. Mais ceci, monseigneur, c’est un paiement et non une récompense.

– Si vous ne voulez rien pour vous, pour qui demandez-vous?

– Pour mon fils.

– Ah! Vous avez un fils!

– Ne vous l’ai-je pas dit, monseigneur?

– C’est vrai. Eh bien, que demandez-vous pour ce fils?

– Si la campagne échoue, une somme de cent mille livres qui lui seront assurées par donation.

– Et si la campagne réussit?

– C’est-à-dire si nous plaçons sur le trône un roi de notre choix? Alors, monseigneur, ce n’est plus de l’argent que je demande. Mais il me semble qu’une lieutenance avec promesse de capitainerie serait la digne récompense du fils de l’homme qui vous aurait servi. D’autant que ce fils, si je ne me trompe, nous apportera une épée qui, je vous l’assure, n’est pas à dédaigner.

– Quant aux cent mille livres, dit le maréchal, je m’y engage dès à présent. Quant à la lieutenance, je m’engage, à la mettre sur la liste des conditions que je compte imposer pour ma définitive acceptation.

– Très bien, monseigneur, votre parole me suffit… pour l’instant… Et quand commence cette campagne? En d’autres termes, quand voulez-vous que je me trouve à Paris?

Le maréchal réfléchit quelques instants.

– Mais, dans deux mois par exemple, finit-il par dire. D’ici là, rien de grave ne sera préparé. Il suffirait donc que vous soyez en mon hôtel dans les premiers jours d’avril.

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