– Va, va, mon fils, dit vivement Saêtta dont les yeux étincelaient. Attends que j’arrange cette écharpe… Tu aurais mieux fait de couper tes moustaches… Va… Et bonne chance!
Débarrassé de l’importun, Jehan rattrapa Perrette en quelques enjambées. Et en marchant, il songeait à part lui:
– Voilà! si ce que je crois est vrai, la porte de l’abbaye sera gardée et nous ne pourrons pas sortir!… Saêtta va agir!… Malédiction! échouer si près du but, après douze jours, mortellement longs, passés à prendre les précautions les plus minutieuses… Et cela parce que ma mauvaise étoile a jeté sur mon chemin au dernier moment, ce sacripant de Saêtta… Et si je me trompe, pourtant, si je l’ai soupçonné à tort?… Oui, c’est possible, cela!… Mais je ne suis pas sûr de me tromper non plus. Donc, il me faut agir comme si j’avais deviné juste… Ceci bouleverse complètement mon plan primitif… Il le faut cependant.
Et à voix basse, il donna de nouvelles indications à Perrette qui l’écoutait attentivement et approuvait doucement de la tête, de son air sérieux.
Saêtta le regarda s’éloigner, un sourire étrange aux lèvres. Puis, piquant droit à travers la montagne, il s’en fut rejoindre le chemin de gauche qui, on se le rappelle, passait sur le côté de la chapelle et allait à la fontaine du But.
Il y avait, au centre de l’enceinte palissadée, une ouverture par où les ouvriers enlevaient la terre et les gravois qu’ils allaient jeter plus loin. Le jour, pendant les travaux, on adaptait là une porte à claire-voie. Le soir, on bouchait complètement cette ouverture. Saêtta alla se poster devant cette porte et demeura là, ostensiblement. Ce qu’il avait prévu arriva. Un gentilhomme, à l’intérieur de la palissade, s’approcha de la porte et demanda sur un ton plutôt rude:
– Que désirez-vous, mon brave?
Sans se démonter, Saêtta répondit tranquillement:
– Je désire parler à M. l’officier de service… Communication de la plus haute importance.
Le gentilhomme le regarda jusqu’au fond des yeux et, ouvrant la porte, il sortit en disant:
– L’officier de service, c’est moi.
– Je m’en doutais, sourit Saêtta.
Et, emmenant l’officier à l’écart, il se mit à lui parler avec volubilité.
*
* *
À peine Saêtta avait-il tourné le dos à la croix, grimpant lestement la montagne qu’un homme se dressa du fond du fossé où il était couché. C’était le moine Parfait Goulard. Il regarda un instant Saêtta qui grimpait là-haut et le chemin par où Jehan et Perrette avaient disparu. Il tourna le dos à la montagne et descendit vers la croix. Il titubait outrageusement et, tout à coup, il se mit à chanter à tue-tête.
De l’autre côté du chemin, en face du fossé d’où venait de surgir l’ivrogne, presque au bord du chemin, à deux pas de l’endroit où Jehan s’était entretenu avec Saêtta, il y avait un gros chêne touffu. Presque contre ce chêne, se dressait une énorme roche. Au pied de cette roche, à l’ombre de l’arbre géant, un homme était étendu. Saêtta, en s’élançant, était passé à deux pas de lui sans le voir. Cet homme, c’était le chevalier de Pardaillan.
Pardaillan se redressa lentement, comme l’avait fait Parfait Goulard. Il avait cette physionomie extraordinairement froide, quelque peu hérissée, indice d’une violente émotion. Il regarda le moine qui arrivait à la croix et il
songea:
– Quand je l’ai vu passer, ce moine paraissait ivre. Cela ne m’a pas surpris, car j’avais reconnu le personnage. Lorsqu’il s’est caché brusquement, lorsqu’il est sorti de son trou, ses mouvements et sa physionomie dénotaient un homme parfaitement maître de soi… Et maintenant, le voilà plus ivre que jamais; il s’en va titubant et braillant comme un âne!… Qu’est-ce que cela veut dire?…
Il se retourna du côté de Montmartre et regarda Saêtta qui approchait de la chapelle. Il murmura:
– Voilà donc le Saêtta?… C’est M. Guido Lupini!… Morbleu! j’en avais l’intuition!… J’aurais dû suivre ma première pensée qui était de l’aller trouver et l’obliger à s’expliquer un peu.
Il demeura un moment plongé dans une profonde rêverie, les yeux fixés sur la chapelle, sans la voir. Il pensait:
– Aurai-je vraiment cette incroyable malchance? Quoi! je retrouverai mon fils pour apprendre, en même temps, que c’est un misérable voleur! Est-ce possible? Allons donc! Pourtant, par Pilate! je l’ai entendu de mes propres oreilles, il y a un instant! Et je n’aurais jamais cru éprouver pareil déchirement.
Il réfléchit un instant, et se secouant:
– Bah! ne nous hâtons pas de le juger. Le jeune homme est intelligent. Le peu que je lui ai dit sur celui qu’il appelle son père a éveillé sa méfiance. Je l’ai bien vu! Qui sait si ce qu’il a dit là n’est pas pour amener l’autre à se démasquer? Enfin, attendons, nous verrons bien.
Il regarda Saêtta qui, à ce moment, contournait la palissade de la chapelle et il grommela:
– Je me doute de ce que fait là-haut ce chenapan! Je le retrouverai. Voyons un peu le moine. Je suis curieux de voir si ce que je pense va se produire.
Il s’accota de son mieux, à moitié étendu sur l’herbe maigre qui poussait là et se mit à épier Parfait Goulard qui descendait péniblement en – braillant à gorge déployée. Parfait Goulard, comme Pardaillan, n’avait pas perdu un mot du rapide entretien entre Jehan et Saêtta. Lorsqu’il sortit du fossé où il s’était tapi, il se dit:
– Saêtta est allé le dénoncer aux hommes de M. de Sully… C’est évident! Mais ce vieux fou rêve de vengeances compliquées… c’est son affaire. Ce qui me regarde, moi, c’est que le fils de Fausta devient très gênant… En conséquence, il faut qu’il disparaisse… l’occasion est bonne… Quand il sortira du couvent, il sera cueilli sitôt la porte franchie. Je vais faire aviser Concini, il ne le manquera pas… Surtout s’il suit à la lettre mes instructions.
C’est après avoir pris cette décision que Parfait Goulard s’était mis à chanter. Il s’engagea sur la route qui, passant devant la maison de Perrette et le château des Porcherons, conduisait à la ville, par la porte Saint-Honoré.
Il n’avait pas fait cinquante pas qu’un moine parut sur la route, sans qu’on pût dire d’où il était sorti. Pardaillan le vit tout de suite et il murmura:
– J’en étais sûr!… Regardons.
Parfait Goulard avait aperçu le moine. En titubant, il tomba sur lui, s’accrocha désespérément à son froc, se pendit à lui, retrouva son équilibre et voulut l’embrasser. Il y eut une lutte épique entre lui et le moine. Celui-ci se secoua, rua, se déroba, et finalement l’envoya, d’une forte bourrade, rouler sur la route, où il demeura les quatre fers en l’air, beuglant plus éperdument que jamais.
Le moine partit à fond de train, comme s’il avait eu le diable à ses trousses, en proférant des imprécations et des anathèmes contre l’ivrogne, opprobre de l’Église. Parfait Goulard se releva péniblement et s’en alla, en zigzaguant, vers la ville. Pardaillan avait assisté à toute la scène de loin. Il traduisit son impression par ces deux mots: