Il ne se cachait guère cependant. Mais il se déplaçait sans cesse et, poussé par l’instinct, il dirigeait ses recherches de préférence vers les faubourgs et les environs de la ville. Depuis un mois que duraient ces recherches, il n’était pas plus avancé qu’au premier jour. Il était découragé, déprimé, et commençait à envisager sérieusement la possibilité d’en finir par un bon coup de dague.
Ce jour-là, qui était le treize du mois de juin, Jehan avait passé la matinée à battre les faubourgs de la rive gauche, depuis la butte Copeau jusqu’à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Ce qui représentait un assez joli ruban de route.
En revenant par le Pont-Neuf, il s’était engagé dans la rue de l’Arbre-Sec. Il s’était oublié longtemps à rêver sous la fenêtre hermétiquement close de l’ancien logis de celle qu’il ne cessait de chercher. Et il était parti en soupirant.
Le cerveau vide de pensée, le cœur déchiré, en proie à un sombre accès de désespoir, il allait d’un pas machinal, sans avoir conscience des lieux qu’il traversait. Il se trouva rue Saint-Honoré. Il la descendit et passa la porte sans s’en apercevoir.
Ce jour-là était le jour du marché aux chevaux, qui se tenait au bas de la butte Saint-Roch, couronnée de ses deux moulins. La butte Saint-Roch, on le sait, était située non loin de la porte, à droite en sortant de la ville. L’endroit était donc extrêmement animé. Jehan, toujours absorbé, se perdit dans la foule.
Le long du fossé, entre les portes Montmartre et Saint-Honoré, il y avait une bande de terre, plantée d’arbres à ses deux extrémités. C’était un «palmail» semblable à celui qui se trouvait le long de l’Arsenal et où Pardaillan s’était arrêté.
Jehan le Brave s’attarda à regarder les joueurs. En réalité, il ne les voyait pas. En ce moment, il vivait dans ses rêves douloureux, transporté au-delà de la réalité. Il ne voyait et n’entendait rien. La lassitude l’avait arrêté là sans qu’il en eût conscience.
En ce moment, escorté de ses quatre gentilshommes, Concini parcourait le marché. Il aperçut Jehan qui lui tournait le dos. Et ses yeux étincelèrent, ses lèvres s’arquèrent en un rictus terrible, sa main se crispa sur la poignée de son épée, et il se ramassa comme le fauve qui s’apprête à bondir.
Sauter sur le bravo, le saisir, l’emporter, avant qu’il pût se reconnaître: telle fut sa première pensée. Il jeta un coup d’œil sanglant autour de lui et secoua furieusement la tête. Au milieu de cette cohue, le coup de main était impossible. Il le comprit et grinça des dents, mâchant de sourdes imprécations, pâle de rage, tremblant de fureur à la pensée qu’il n’avait qu’à allonger la main pour en finir et qu’au lieu de cela, l’autre allait lui glisser entre les doigts.
Un moment il eut la pensée de bondir sur le bravo, lui planter un poignard entre les deux épaules et se perdre dans la foule ensuite. C’était possible. Mais une si piètre vengeance, après ce qu’il avait rêvé!… Il hésita. Et un sourire sinistre passa sur ses lèvres, et il s’applaudit d’avoir eu la force de se contenir. Il venait de remarquer combien Jehan paraissait absent et une idée lui était venue.
Il donna des ordres brefs, s’enveloppa dans son manteau et se mit à l’écart. Un de ses hommes s’éloigna en courant. Les trois autres allèrent se placer à quelques pas de Jehan, avec l’intention de ne pas le perdre de vue. Ils n’avaient pas besoin de se cacher. L’homme ne les connaissait pas, il ignorait qu’ils étaient à Concini.
Cependant, Jehan avait repris sa promenade distraite. Les trois suiveurs, à distance, ne le lâchèrent pas d’une semelle. Concini, le chapeau sur les yeux, le manteau sur le nez, suivait de loin ses hommes.
– Joie et prospérité, à vous, messire Jehan le Brave, dit soudain une voix grave.
Jehan sursauta. Il laissa tomber sur celui qui venait de le nommer ce regard effaré de l’homme qui revient de très loin. Il se ressaisit et l’ombre d’un sourire effleura ses lèvres.
– Ah! c’est vous, Ravaillac, fit-il doucement. Joie et prospérité, dites-vous? Ventreveau! Je suis curieux de voir si votre souhait se réalisera! Quand vous m’avez abordé, je rêvais précisément d’en finir avec cette vie par un bon coup de dague… Vous voyez que la joie règne dans mon cœur. Et quant à la prospérité: trois écus, voilà toute ma fortune.
Et il éclata d’un rire strident, saccadé, qui sentait la folie.
Ravaillac le considéra d’un air de commisération profonde et ses traits se crispèrent comme s’il eût souffert lui-même de la souffrance de celui qui riait ainsi. Et il hocha douloureusement la tête.
– Je vous trouve bien pâle, dit-il. Vous avez maigri. Vos yeux sont fiévreux… Seriez-vous malade?
– Moi!… je ne me suis jamais si bien porté, mon cher! C’est ceci qui est malade.
Il s’administrait de furieux coups de poing sur le cœur.
Ravaillac pâlit. Une expression de désespoir se répandit sur son visage. Une angoisse poignante se lut dans ses yeux. Un combat violent parut se livrer en lui. Il ouvrit la bouche pour parler et il n’en sortit qu’un sourd gémissement.
À son tour, Jehan le considéra. Et à son tour son visage exprima la pitié.
– Vous aussi vous êtes bien changé!… Toujours vos sombres visions, pauvre bougre! La misère ne vous suffit pas, il vous faut y joindre d’abominables mortifications. Il faut que vous vous fassiez le bourreau de votre corps!… Vous êtes jeune, pourtant, pas mal bâti, point sot et instruit… La vie pourrait être belle, pour vous comme pour tant d’autres qui ne vous valent point. Le travail sain, le calme du foyer, la douceur de la famille. Voilà ce que vous pourriez avoir, comme tout un chacun. Voilà ce à quoi vous renoncez, pour des chimères, des folies qui vous conduiront où?… Je n’ose le dire. Ah! misère de nous!…
Et glissant son bras sous celui de Ravaillac, avec un bon sourire, il ajouta:
– Tenez, je suis riche – je vous dis que je possède encore trois écus – venez, je vous veux régaler. Un bon repas, une bonne bouteille, un estomac bien garni, en un mot, vous verrez qu’il n’y a rien de tel pour vous faire voir les choses d’un œil moins sombre. Venez.
Ravaillac, sans mot dire, le regarda avec un inexprimable attendrissement. Une larme pointa à ses paupières, glissa lentement sur sa joue maigre, alla se perdre dans sa barbe rousse et broussailleuse. Brusquement, il saisit la main de Jehan et la porta à ses lèvres.
– Que faites-vous là! s’exclama celui-ci étonné et gêné. Qui suis-je donc pour que vous me rendiez un tel hommage?
– Vous êtes la bonté même, dit Ravaillac d’une voix émue, vous oubliez vos peines et vos tourments pour réconforter un malheureux qui ne vous est rien… Si vous saviez, pourtant!
Jehan laissa peser sur lui un énigmatique regard.
– Bon! fit-il, j’en sais plus long que vous ne pensez.
Et comme Ravaillac tressaillit et levait sur lui des yeux anxieux, il se hâta d’ajouter, avec une gaieté affectée: