– Mais, continua Carcagne, négligemment, il y a moyen de s’arranger. Je ne puis aller avec vous, mais vous pouvez rester avec nous… Partagez notre modeste repas. Je suis sûr que madame se tiendra pour honorée de vous avoir à sa table.
La stupeur et l’indignation laissèrent Colline Colle sans parole. Mais sa physionomie irritée, les yeux étincelants qu’elle dardait sur les trois malheureux qui attendaient sa décision dans des transes mortelles, toute son attitude enfin, était une protestation terriblement éloquente.
Gringaille et Escargasse feignirent de ne pas remarquer cette attitude, et de prendre son silence pour un acquiescement. Leurs trognes se firent souriantes et avec des mines comme ils en voyaient faire aux gentilshommes:
– Par ma foi, la proposition est des plus galantes.
– Nous n’aurions garde de la refuser!
Mais la vieille avare se révolta devant ce surcroît de dépense. Elle éclata sur son ton le plus revêche:
– Ouais! prenez-vous ma maison pour un cabaret? Pensez-vous que j’aie les moyens d’héberger gratuitement tous les mauvais drôles à qui il chantera d’envahir mon logis?…
Elle aurait tenu d’autres propos aussi peu amènes si Carcagne l’avait laissée faire. Mais Carcagne risqua bravement le grand coup et, prenant un air de dignité outragée:
– Fi donc! madame, s’écria-t-il. Est-ce ainsi que vous appréciez l’honneur qui vous est fait?… Messieurs, partons, je vous prie. Je me suis trompé sur le compte de madame… Je lui croyais un cœur noble et généreux. Je vois que c’est une petite bourgeoise rapace et avaricieuse. Partons!…
Colline Colle faillit s’évanouir. Quoi! il s’en allait?… Mais c’était sa ruine, alors!… Sa superbe spéculation s’en allait à vau-l’eau parce qu’elle rechignait à un supplément de dépense. Valait-il pas mieux se résigner? Accepter l’inévitable? Oui, cent fois oui.
– Messieurs, messieurs, se hâta-t-elle d’implorer, vous ne m’avez pas comprise. J’ai voulu dire que ma maison n’étant pas un cabaret, vous n’y trouveriez pas l’abondance et le confort dignes de galants cavaliers tels que vous, et auxquels vous êtes certainement accoutumés.
Le plus étonné de sa victoire fut certes Carcagne lui-même. Il n’aurait jamais cru qu’il avait produit une si vive impression sur cette femme. La preuve était là, cependant. Les trois respirèrent, délivrés de leur appréhension et ils échangèrent un coup d’œil triomphant: l’affaire était dans le sac. Non sans peine toutefois. Ils n’abusèrent pas de leur triomphe.
– Nous ne sommes pas exigeants, dit l’un.
– La moindre des choses nous suffit, appuya l’autre.
– Sans compter l’honneur et le plaisir de souper en aussi agréable compagnie, dit galamment Carcagne, avec une œillade assassine.
Ces assurances tranquillisèrent un peu l’avare.
Enfin, le malheureux dîner, si péniblement obtenu, fut prêt. Il se composait de la soupe dont le parfum avait fait bafouiller Carcagne affamé, d’un plat de lentilles et d’un restant de porc rôti que Brigitte, en soupirant, se résigna à aller chercher à la cave. Repas peu copieux. À peine eût-il suffi à tromper la faim d’un des trois convives. Colline Colle avait cru faire grandement les choses en montant deux bouteilles de vin. Un dé de vin à chacun autant dire.
Les trois se regardèrent d’un air consterné. Mais Carcagne ne doutait plus de rien et maintenant il savait la manière de dompter la mégère: il n’y avait qu’à montrer les dents. D’autorité, il s’empara des clés, descendit à la cave et en remonta chargé de six bouteilles, de douze œufs et d’un jambon. Colline Colle faillit s’étrangler de désespoir. Mais elle n’osa pas protester. Encouragé par ce succès, Carcagne fouilla effrontément les placards et découvrit plusieurs pots de confiture et une bouteille de populo, à peine entamée.
Brigitte souriait. Mais elle souriait jaune et elle avait envie de s’arracher les cheveux. Le pis est qu’elle dut confectionner l’omelette. Ah! comme elle l’eût volontiers saupoudrée de poison… si elle n’avait voulu au moins en prendre sa part. Quoi qu’il en soit, ainsi renforcé, le repas pouvait apaiser la faim des trois braves. C’est la seule chose qui leur importait.
Les provisions épuisées jusqu’aux miettes, les plats proprement torchés, à peu près satisfaits, ils passèrent sur le devant qui était comme le salon de la vieille. Ils n’oublièrent pas d’emporter la bouteille de populo avec l’intention manifeste de la vider jusqu’à sa dernière goutte. Et dans l’engourdissement béat de la digestion, ils se disaient, dans leur langage de convention, qu’à tout prendre, la maison était moins mauvaise qu’ils n’avaient cru et que, bien dressée, la vieille pourvoirait à leurs besoins, jusqu’au jour où Jehan aurait fait fortune. Ils ne doutaient pas, en tout cas, qu’ils n’eussent trouvé la pitance assurée pendant plusieurs jours, au moins.
Il va sans dire que Colline Colle n’aspirait qu’à les jeter dehors au plus tôt. Elle était dans une rage froide terrible et ne se contraignait que par un puissant effort de volonté. Aussi, les voyant gais et animés, elle risqua la question qui lui brûlait les lèvres:
– Vous disiez, monsieur Carcagne, que vous étiez au service d’un puissant prince. Comment s’appelle-t-il donc?
Et, palpitante, elle attendit la réponse. Carcagne ouvrait déjà la bouche. Il sentit qu’on lui écrasait le pied. Il comprit et se tut.
– C’est le prince Florentini, dit vivement Gringaille.
– Le propre cousin de la reine Marie de Médicis, renchérit Escargasse.
Une lueur s’alluma dans l’œil de la mégère. Un large sourire fendit sa bouche jusqu’aux oreilles. Son nez se tortilla frénétiquement. Enfin! elle avait le nom du ravisseur. Ce nom, elle le vendrait très cher au confident du roi. Au roi lui-même peut-être. Qui sait s’il ne reviendrait pas? Maintenant elle ne regrettait plus que les sacripants lui eussent dévoré ses provisions de quinze jours.
– Et vous dites qu’il s’est absenté ces jours-ci? fit-elle d’un air indifférent.
– C’est-à-dire qu’il est retourné à Florence, son pays, et qu’il ne reviendra plus.
Cette révélation fut comme un coup de trique sur le crâne de la matrone.
– Mais, balbutia-t-elle, et la jeune fille, mon ancienne locataire, qu’en a-t-il fait?
Et elle attendit la réponse, haletante d’angoisse. Par le ravisseur elle eût pu faire retrouver la jeune fille. Mais puisque le ravisseur était retourné dans son pays, il fallait bien retrouver la jeune fille elle-même.
– Comment, vous ne savez pas?… La jeune fille est en sûreté, sous la protection du roi… Il paraît qu’elle est d’une naissance illustre… proche parente de notre sire, dit-on, expliqua Gringaille.
Pour Colline Colle, qui savait que Bertille était la propre fille du roi, ces paroles parurent très significatives. Elle fut écrasée, anéantie. Bertille, sous la protection du roi, c’était l’écroulement piteux du chantage organisé dans sa tête. Elle était ruinée, volée, pillée, bafouée… Car ces trois-là, ces brigands qui la regardaient d’un air narquois, ils en savaient plus qu’ils n’en disaient et ils se réjouissaient. Ah! ce qu’elle allait les jeter dehors.