Elle s’arrêta devant la jeune fille et, sans prononcer une parole, la contempla longuement. Et à mesure qu’elle la regardait, ses traits prenaient une expression si froide, si implacable que, si vaillante qu’elle fût, Bertille sentit un froid glacial la pénétrer jusqu’aux moelles. Elle venait de lire sa condamnation dans les yeux de Léonora. Elle fit un pas en arrière et pencha la tête, pensive.
Bientôt elle la redressa et se raidissant:
– Madame, dit-elle de sa voix harmonieuse, hier, vous m’avez sauvé plus que la vie et je vous ai bénie. Aujourd’hui, je vois que je n’ai fait que changer de prison. Je sens, je devine que je suis détenue ici par votre ordre, que je suis entre vos mains. Je viens de voir dans vos yeux que vous me haïssez de haine mortelle. Pourquoi? Que vous ai-je fait? Qui êtes-vous?…
Sans répondre encore, Léonora prit un siège et s’assit tranquillement, avec une aisance admirable, elle indiqua de la main un autre siège à Bertille, stupéfaite de ne plus la reconnaître.
Et en effet, Léonora n’était plus reconnaissable. Son visage qui avait paru si menaçant l’instant d’avant n’exprimait plus maintenant qu’une mélancolique résignation. D’une voix lasse, morne, et cependant douce et enveloppante, avec un air de franchise et de confusion supérieurement joué:
– Pardonnez-moi, mademoiselle, dit-elle, je viens d’avoir une mauvaise pensée. En vous voyant si jeune, si pure, si radieusement belle, et moi laide! oh! si laide! affreuse, difforme, oui, je l’avoue et vous en demande encore pardon, je n’ai pu me défendre d’éprouver contre vous un sentiment qui ressemblait à de la haine.
Et ceci avait été dit avec un accent si humble, si déchirant, que Bertille se sentit remuée jusqu’au fond des entrailles. Léonora reprit:
– Pourquoi ce sentiment vil m’a effleurée? Vous allez le comprendre, mademoiselle. Vous avez devant vous la femme de l’homme qui vous poursuit de sa passion brutale, la femme de Concini!
Bertille frissonna et recula d’instinct.
– Oh! rassurez-vous, dit Léonora avec un sourire douloureux, je n’ai aucun motif de haine contre vous. Ce n’est pas de votre faute si vous êtes belle et si Concini s’est épris de vous. Je sais que vous ne l’aimez pas. Votre cœur est pris ailleurs et vous êtes, je le crois, de celles qui ne se reprennent plus quand elles se sont données une fois. Je n’ai pas à vous en vouloir, à vous, je sais que Concini ne vous inspire que de l’horreur.
Et lentement, en la fascinant de sa pensée secrète:
– Une insurmontable horreur!… une horreur telle que, entre son baiser et la mort, vous n’hésiteriez pas à choisir…
– Cent fois la mort plutôt, madame! interrompit Bertille en un cri de révolte superbe.
Léonora eut un mince sourire et approuva doucement de la tête.
– Oui, murmura-t-elle, comme se parlant à elle-même, j’avais bien jugé cette noble fille!… Et j’ai pu être assez mauvaise pour la détester une seconde!
– Je vous en prie, madame, dit généreusement Bertille, ne pensez plus à ce moment d’égarement, naturel en somme!
– Aussi bonne, aussi généreuse que belle! murmura Léonora attendrie.
Et refoulant son émotion, elle reprit:
– Vous n’aimez pas Concini, mademoiselle. Moi, telle que vous me voyez faite, je n’aime, n’ai jamais aimé et n’aimerai jamais que lui! Concini, c’est mon soleil, mon Dieu, ma vie, mon tout!… Pour un sourire de lui, je vendrais mon âme!… Comme vous, je préférerais cent fois la mort au baiser d’un autre que mon Concini!… Et lui, mademoiselle, et ceci, voyez-vous, est affreux au-dessus de tout, lui, il ne m’aime pas, ne m’a jamais aimée… ne m’aimera jamais!…
Ah! elle ne jouait pas la comédie en ce moment, je vous jure! Elle laissait saigner son cœur à nu et sa douleur était si poignante, si sincère, que Bertille, bouleversée, balbutia:
– Pauvre femme!
– Vous me plaignez, mademoiselle, et en effet, il n’est pas de créature plus misérable et plus à plaindre que moi. Il n’est pas de supplice comparable à celui que j’endure depuis de longues et douloureuses années. Il n’est pas de tourment pire que d’aimer, de toute sa chair, de toute son âme, de toute sa pensée, qui ne vous aime pas et ne vous aimera jamais!
– Pourquoi désespérer? fit doucement Bertille. Un amour aussi sincère, aussi absolu que le vôtre, madame, finit toujours par triompher.
Léonora secoua douloureusement la tête.
– Je l’ai cru, dit-elle d’une voix morne, je n’espère plus! Et s’animant:
– Vous ne savez pas tout. Je suis jalouse!… Jalouse à en perdre la raison!… Mon Concino a beau ne pas m’aimer… il est à moi quand même, puisqu’il est mon époux, et j’entends le garder envers et contre toutes… surtout envers et contre lui-même, hélas! Et ma vie, déjà si triste, si sombre, s’assombrit encore de cette lutte sournoise, opiniâtre, angoissante, de tous les instants, contre les trahisons toujours possibles de Concini… Combien de trahisons aussi je n’ai pu deviner et empêcher!… Concini seul le sait. Et je l’aime malgré tout!…
– Je vous plains de toute mon âme, madame!… Par un effort puissant, Léonora parut se calmer.
– Je vous ai fait ces aveux pour vous faire comprendre pourquoi j’ai voulu vous arracher à l’étreinte de Concini. Je ne vous connaissais pas, vous m’étiez indifférente. Vous m’avez remerciée… Vous ne me devez rien. Ce que j’en ai fait, ce n’est pas pour vous. C’est pour moi-même. Comprenez-vous?
– Je comprends, madame.
– Vous avez cru que je voulais vous garder ici prisonnière. Je ne vous en veux pas. C’est tout naturel. Vous vous êtes trompée, cependant. Mon intention était de vous tenir cachée ici jusqu’à ce que Concini vous ait oubliée… Et il oublie vite, Concini.
Bertille se leva palpitante d’espoir:
– Quoi! madame, vous auriez cette générosité?… Vous consentez à m’ouvrir cette porte?
– J’ai dit que c’était mon intention, rectifia Léonora. Aujourd’hui, hélas! je ne peux plus le faire.
La joie de Bertille s’éteignit. Un pressentiment sinistre la courba angoissée. Elle suffoqua:
– Pourquoi?
– Parce que, fit Léonora avec une lenteur calculée, parce que Concini a été plus adroit et plus rusé que moi… Parce que lorsque je suis arrivée tout à l’heure, pour vous rassurer, j’ai trouvé la maison gardée… Parce que derrière cette porte sont des hommes à Concini… des hommes qui me poignarderaient sans hésiter, si je tentais de vous faire sortir… Parce que, enfin, Concini vient pour vous prendre et que tout à l’heure, dans un instant, dans quelques minutes, il sera ici!…
Bertille jeta autour d’elle un regard désespéré.
– Je suis perdue, murmura-t-elle. Et pas une arme… rien, rien qui puisse m’arracher à la souillure.