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– Éclaire-nous! commanda-t-elle à son homme.

Elle ouvrit une porte, au fond. Le maréchal entra. Il se trouva dans une petite pièce dont la propreté presque élégante contrastait avec le reste du misérable logis. Il y avait là un fauteuil, luxe étonnant dans cette chaumière, et un grand lit à colonnes, couvert de sa courtepointe. Le lit n’était pas défait. Sur le mur, au fond, il y avait deux ou trois images, une vierge grossièrement enluminée, un Juif errant, un crucifix avec un peu de buis en travers, et, juste au chevet, une miniature: le maréchal se reconnut, ses yeux se gonflèrent, deux larmes en jaillirent…

La vieille, alors, parla:

– C’est ici qu’elle est venue, monseigneur, dès le lendemain de votre départ; c’est ici, dans ce lit, qu’elle est restée quatre mois comme morte parce qu’on lui avait dit que vous l’aviez abandonnée, c’est ici qu’elle a pleuré, prié, supplié en prononçant votre nom dans son délire…

Le maréchal tomba à genoux.

Un sanglot effrayant chez un tel homme retentit dans la chaumière.

La vieille se tut, respectant la douleur et la méditation de son seigneur. À l’entrée de la pièce, le vieux paysan, debout, sa torche de résine à la main, semblait une de ces cariatides comme on en voit dans les rêves.

Lorsque le maréchal se releva, la nourrice de Jeanne reprit:

– C’est ici que, lentement, elle est revenue à la vie… Dès lors, elle s’habilla de deuil.

– La dame en noir! murmura sourdement François.

– C’est dans ce lit, monseigneur, qu’est née Loïse, votre fille…

Un frisson secoua Montmorency.

La vieille continua:

– La naissance de l’enfant sauva la mère. Elle qui, peu à peu, dépérissait, retrouva ses forces pour la petite. À mesure que Loïse grandissait, la mère revenait à la vie. Lorsque l’enfant eut son premier sourire, la mère, pour la première fois depuis votre départ, sourit aussi, monseigneur.

François étouffa une sorte de rugissement, et d’un brusque revers de main, essuya la sueur froide qui inondait son visage.

– Faut-il vous dire le reste? demanda la nourrice.

– Tout!… tout ce que vous savez…

– Venez donc! fit la vieille.

Elle sortit de la maison, suivie pas à pas par Montmorency. L’homme suivait aussi; mais il avait laissé la torche à la maison: la nuit, d’ailleurs, était claire; la vallée apparaissait dans la lumière laiteuse de la lune, avec ses masses d’ombre opaque nettement découpées sur les plans de clarté diffuse.

On eût dit trois nocturnes chercheurs de quelque trésor, à les voir marcher lentement, et leurs silhouettes avaient d’étranges attitudes comme la nuit en donne aux êtres dans les campagnes solitaires.

Au coin d’une épaisse haie de houx et d’aubépine, la vieille s’arrêta, se retourna, et son bras s’étendit vers la maison.

– Regardez, monseigneur, dit-elle; d’ici on voit la fenêtre, en ce moment la lune l’éclaire; en plein jour, de cette place, on verrait très bien quelqu’un qui serait debout contre cette fenêtre, dans l’intérieur de la maison, et on distinguerait tous les gestes que ferait ce quelqu’un.

– Mon frère occupait ce poste près de la fenêtre quand je suis entré!

Ces paroles, François ne les prononça pas, mais il les cria en lui-même; comme dans un livide éclair qui eut troué l’obscurité, il revoyait Henri près de la fenêtre, sa toque à la main; il le voyait mieux que dans la réalité puisque maintenant, il donnait un sens à certains gestes d’Henri!…

La vieille, alors, se tourna vers son homme:

– Raconte ce que tu as vu…

L’homme s’approcha, s’inclina devant son seigneur et dit:

– Les choses me sont restées dans la tête comme si elles étaient d’hier; donc, ce jour-là, depuis le matin, j’avais travaillé dans ce champ-là, de l’autre côté de cette haie; m’étant allongé à l’ombre pour dormir, voici ce que je vis en me réveillant: un homme était là, à deux pas de moi tenant dans son manteau je ne savais trop quoi; il avait l’air d’un officier du château, et je me tins coi, par la peur naturelle que doivent nous inspirer les officiers et gens d’armes; il demeura là, peut-être une demi-heure, et moi, je ne bougeai pas; puis, tout à coup, il se redressa à demi et s’en alla vite, courbé le long des haies; au moment où il s’en allait, j’entrevis ce qu’il cachait dans son manteau: c’était un enfant, mais j’étais bien loin de supposer que cet enfant, c’était la fille de notre dame… Voilà ce que je vis, monseigneur, et cela est aussi sûr que vous êtes là. Quand je rentrai à la maison, j’appris que vous étiez venu, et que notre dame était partie.

La nourrice, alors, reprit:

– Ce qui s’était passé entre elle, vous, et monseigneur Henri, je ne le sus pas tout de suite, mais je le devinai en partie par les paroles désespérées qui échappèrent à la pauvre mère… Un homme vint… il rapportait la fillette… la mère faillit devenir folle de joie… Elle s’élança pour vous retrouver, en nous défendant de la suivre… Qu’est-elle devenue? Je ne sais. Je la pleure depuis ce temps, comme si elle était morte. Voilà tout ce que nous savons, monseigneur. J’ai compris, allez! J’ai compris le malheur, et que vous aviez injustement soupçonné la plus pure, la plus fidèle des épouses… Les premières années, quand j’étais forte encore, je venais à Paris à chaque anniversaire du malheur; mais jamais je ne pus vous voir, jamais je ne pus la retrouver, elle… Maintenant, je ne pleure plus, parce que mes yeux n’ont plus de larmes, mais je mourrai en bénissant celui qui viendra me dire: «Elle vit… elle sera heureuse… tant d’injustice sera réparée!» Monseigneur, est-ce cela que vous êtes venu dire à la pauvre vieille nourrice de Jeanne?…

Le duc de Montmorency s’agenouilla devant la vieille paysanne:

– Bénissez-moi donc, fit-il d’une voix brisée par les sanglots, car je vous le dis: Elle vit! Tant d’injustice recevra une éclatante réparation, et Jeanne sera heureuse.

L’humble tenancière fit ce que son seigneur lui demandait; elle étendit sur sa tête ses mains tremblantes et le bénit… Alors, tous les trois, silencieusement, rentrèrent dans la maison.

François s’enferma pendant une heure dans la petite pièce où était née Loïse. Il y resta sans lumière. Les deux vieillards l’entendirent qui pleurait, parlait à haute voix, tantôt avec des éclats de fureur, tantôt avec une douceur infinie.

Puis, lorsqu’un peu de calme fut redescendu en lui, il sortit de la pièce, dit adieu aux deux vieux, et monta à cheval. À Montmorency, il s’arrêta devant la maison du bailli qu’il réveilla, et qui, tout empressé, tout effaré de ce retour imprévu du seigneur, voulait courir faire sonner les cloches.

Mais François l’arrêta d’un geste, et se contenta de demander des parchemins sur lesquels il écrivit rapidement quelques lignes. Ces parchemins, la vieille nourrice les reçut dès le lendemain: c’était une donation pour elle et ses descendants de la maison qu’elle habitait avec les champs y attenant, et une donation de vingt-cinq mille livres d’argent.

En quittant le bailli, François se rendit au château; là encore, il y eut grand émoi; mais le maréchal se contenta de faire venir l’intendant et lui donna ordre de tout mettre en état, disant que sous peu, il viendrait habiter le château; il insista surtout pour que toute une aile fut remise à neuf et luxueusement agencée, ajoutant simplement qu’il aurait l’honneur d’héberger deux princesses de haute qualité à qui cette aile du château serait destinée.

Alors seulement, il s’éloigna au galop, et prit le chemin de Paris.

Il y arriva comme on ouvrait les portes, et se dirigea en une course furieuse vers son hôtel.

Ses pensées demeuraient confuses. Il avait la tête comme endolorie par l’extraordinaire événement qui bouleversait son existence de fond en comble.

Par fugitives lueurs, cette constatation se dressait dans son esprit, Jeanne était fidèle! Jeanne était sa vraie femme! Et lui en avait épousé une autre!

Mais cette pensée, il l’écartait avec une sorte de rage et concentrait tout son effort sur ce point unique:

Jeanne courait un grave danger!

Il fallait la retrouver, la sauver, lui rendre en bonheur au centuple ce qu’elle avait souffert…

De quelle nature serait ce bonheur? Que ferait-il? Tenterait-il une séparation avec Diane de France? Tout cela roulait dans sa tête, mais toujours il revenait à cette pensée qui lui faisait furieusement enfoncer ses éperons dans les flancs de son cheval: «La retrouver d’abord!…»

Et c’est ainsi, dans une course éperdue de son imagination surexcitée, toute pareille aux bondissements de son cheval, qu’il accourait vers l’hôtel où Pardaillan l’attendait.

Le chevalier avait passé cette nuit dans une inquiétude et une agitation qui, lorsqu’il y songeait, ne laissaient pas que de le surprendre. Il essaya de se plaisanter lui-même, mais ne réussit guère qu’à s’exaspérer. Il essaya de dormir sur un fauteuil, mais à peine était-il assis que le besoin de marcher à grandes enjambées le remettait sur pied.

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