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Ce portrait… Il le contempla avidement, lui tendit ses mains.

– Loïse! Loïse! murmura-t-il.

Et aussitôt, cette pensée se fit jour, dans son cerveau:

«Comment le maréchal, qui ne sait pas qu’il a une fille, possède-t-il le portrait de cette fille?…»

Mais bientôt, à force d’examiner les traits délicats de la jeune femme merveilleusement belle que représentait la toile, la vérité lui apparut:

«Ce n’est pas Loïse!… C’est sa mère, sa mère, quand elle était jeune!…»

À ce moment, François de Montmorency rentra dans le cabinet et vit le jeune homme en extase devant le portrait de Jeanne de Piennes. Un nuage passa sur son front. Il s’avança jusqu’à Pardaillan et lui posa sa main sur l’épaule. Le chevalier bondit, comme s’il eût été violemment arraché à quelque rêve.

– Excusez-moi, monsieur le maréchal, bégaya-t-il.

– Vous regardiez cette femme…

– En effet…

– Et vous la trouviez belle, sans doute, adorable?…

– Il est vrai, monsieur… cette haute et noble dame est douée d’une beauté qui m’a frappé.

– Et peut-être, en votre âme encore pleine d’illusions, vous vous disiez que vous seriez heureux de rencontrer sur le chemin de la vie une femme pareille à celle-ci… avec ces mêmes yeux d’une si belle franchise… avec ce sourire si doux… avec ce front si pur?…

Le maréchal semblait en proie à une émotion extraordinaire. Il avait cessé de regarder Pardaillan, et ses yeux ardents fixaient leur sombre flamme sur le portrait. Un profond soupir s’exhala de sa poitrine.

– Vous avez lu dans ma pensée, monseigneur, dit Pardaillan avec une douceur voilée de tristesse; je rêvais, en effet, de rencontrer pour l’aimer, pour l’adorer, pour lui vouer ma vie et mes forces, la femme dont le sourire rayonne sur cette toile, cette femme dont le front si pur, comme vous dites, n’a jamais pu abriter une mauvaise pensée… ou, à défaut de cette femme elle-même, une toute pareille, qui serait par exemple sa sœur… ou sa fille… oui, tenez, ce serait sa fille! Et si vous m’avez vu si troublé, c’est que je me disais que sans doute, d’ailleurs, cette rencontre ferait un malheur, puisqu’une femme de si haute noblesse ne pourrait même pas s’apercevoir qu’un pauvre aventurier comme moi l’aime d’amour jusqu’à en mourir.

– Jeune homme, dit-il, vous me plaisez… ce n’est pas seulement à cause de l’éloge que M. l’amiral a fait de vous, bien qu’en ces matières, la parole de M. de Coligny soit d’or. Votre air décidé et ingénu à la fois, la franchise de vos yeux, tout dans votre personne m’inspire une sympathie réelle…

– Vous me comblez, monseigneur, fit Pardaillan avec une émotion qui surprit le maréchal; je n’ose croire vraiment que vos paroles contiennent autre chose qu’une politesse digne de votre grand esprit… Sans cela, je me serais emporté à de chimériques espérances…

Quelles étaient ces espérances? Le maréchal se dit qu’elles se rapportaient sans doute à la démarche du jeune homme.

– Cette sympathie est si vraie, reprit-il, que je vais vous conter une histoire. Il y a longtemps, bien longtemps que je ne l’ai racontée… Il me semble que cela me soulagera, et puis, décidément, votre air me touche plus que je ne l’ai jamais été. Vous m’êtes inconnu, et il me semble que si j’avais un fils, je le voudrais semblable à vous…

– Monseigneur! s’écria Pardaillan avec une étrange exaltation.

– Tenez, asseyez-vous là… en face de ce portrait, puisqu’il vous a frappé.

Pardaillan obéit et remarqua que le maréchal, en s’asseyant lui-même, se plaçait de façon à tourner le dos au portrait.

– Voilà, songea-t-il, un homme qui a dû atrocement souffrir…

– Cette femme, dit alors François de Montmorency, est la femme d’un de mes amis… ou plutôt elle l’a été… Elle était pauvre; son père était l’ennemi de la famille de mon ami: celui-ci la vit, l’aima… il l’épousa. Mais sachez bien que pour l’épouser, il dut braver la malédiction paternelle; il dut risquer de se mettre en révolte contre son père, haut et puissant seigneur… Le jour même du mariage, mon ami dut partir pour la guerre. Quand il revint, savez-vous ce qu’il apprit?

Pardaillan garda le silence.

– La jeune fille au front pur, continua François d’une voix très calme, eh bien, c’était une ribaude! Dès avant le mariage, elle trahissait mon ami… Jeune homme, méfiez-vous des femmes!

Le chevalier tressaillit en se rappelant les conseils que son père lui avait donnés en partant.

Le maréchal ajouta sans amertume apparente:

– Mon ami avait placé en cette femme tout son amour, son espoir, son bonheur, sa vie… Il fut condamné à la haine, au désespoir, au malheur, et sa vie fut brisée, voilà tout. Qu’a-t-il fallu pour cela? Simplement de rencontrer par un soir de printemps une jeune fille qui avait l’âme d’une ribaude…

Pardaillan, sur ces mots, s’était levé; il s’approcha du maréchal, et d’un ton ferme, prononça:

– Votre ami se trompe, monseigneur…

François leva sur le chevalier un regard surpris; il ne comprenait pas.

– Ou plutôt, continua Pardaillan, vous vous trompez…

Le maréchal imagina que son visiteur, encore naïf et plein de foi, protestait d’une façon générale contre les accusations dont les hommes accablent les femmes.

Il eut un geste de politesse indifférente et dit:

– Si vous m’en croyez, jeune homme, venons-en au motif de votre visite. En quoi puis-je vous être utile?

– Soit, fit Pardaillan, qui se rassit.

Il jeta un dernier regard sur le portrait de Jeanne de Piennes, comme pour la prendre à témoin du sacrifice qu’il accomplissait. À ce moment, son mâle visage s’illumina d’un tel rayon d’héroïsme que le maréchal, frappé d’étonnement, commença à comprendre qu’il allait se dire là des choses graves.

– Monseigneur, commença Pardaillan, j’habite rue Saint-Denis à l’auberge de la Devinière . En face de l’auberge se dresse une maison modeste, telle qu’en peuvent habiter les pauvres gens qui sont forcés à quelque labeur pour assurer leur existence; les deux femmes dont je suis venu vous entretenir, monseigneur, sont de ces pauvres gens dont je vous parle.

– Deux femmes! interrompit sourdement le maréchal.

– Oui. La mère et la fille.

– La mère et la fille! Leur nom?

– Je l’ignore, monseigneur. Ou plutôt, je désire ne pas vous le faire connaître pour l’instant. Mais il faut que je vous intéresse à ces deux créatures si injustement malheureuses, et pour cela, il faut que je vous raconte leur histoire.

Ces derniers mots rassurèrent le maréchal dont l’imagination commençait à être mise en éveil.

– Je vous écoute, dit-il avec plus de bienveillance pour son interlocuteur que pour les deux inconnues.

– Ces deux femmes, reprit alors le chevalier, sont considérées dans la ville comme dignes de tous les respects. La mère, surtout. Depuis quatorze ans environ qu’elle habite ce pauvre logis, jamais la médisance n’a eu prise sur elle. Tout ce qu’on sait d’elle, c’est qu’elle se tue au travail des tapisseries pour donner à sa fille une éducation de princesse. Oui, monseigneur, de princesse: car cette jeune fille sait lire, écrire, broder et peindre des missels. Elle-même est un ange de douceur et de bonté.

– Chevalier, fit Montmorency, vous plaidez la cause de vos humbles protégées avec une telle ardeur, que déjà je leur suis tout acquis. Que faut-il? Parlez…

– Un peu de patience, monsieur le maréchal. J’ai oublié de vous dire que la mère dont on ne connaît pas le vrai nom s’appelle la Dame en noir. En effet, elle est toujours en grand deuil. Il y a dans cette existence si noble et si pure un épouvantable malheur…

Et Pardaillan continua d’une voix altérée:

– Ce malheur, je voudrais le racheter au prix de mon sang, car quelqu’un des miens en est la cause…

– Quelqu’un des vôtres, chevalier!

– Oui, mon père, mon propre père, monsieur le chevalier de Pardaillan!

– Et comment votre père…

– Je vais vous le dire, monseigneur, en vous faisant le récit de la catastrophe qui a frappé cette noble dame. Sachez donc qu’elle a été mariée… et que son mari dut s’absenter pour longtemps… Vous le voyez, c’est comme l’histoire de l’ami dont vous me parliez.

– Continuez, chevalier.

– Après le départ de son mari, cinq ou six mois après, cette dame mit au monde une enfant. Tout à coup, le mari revint. Ce fut alors que mon père commit le crime…

– Le crime!…

– Oui, monseigneur, fit Pardaillan tandis que deux larmes brûlantes s’échappaient de ses yeux avec une double flamme de sacrifice… le crime! Et ce que je dis là, si quelqu’un le répétait, je tuerais ce quelqu’un avant qu’il ait achevé de prononcer le mot… Mon père enleva la petite fille. Et la mère, la mère qui adorait son enfant, la mère qui fût morte pour éviter une larme au petit ange, la mère, monseigneur, fut placée en présence de cette affreuse alternative: ou elle consentirait à passer aux yeux de son mari pour parjure et adultère, ou son enfant mourrait!…

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