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En effet, Damville, qui n’avait peur de rien au monde, Damville qui, même dans ces temps de férocité, passait pour féroce, Damville tremblait devant cette idée qui s’inscrivait en lettres de sang et de flammes comme un Mané Thécel Pharès au fond de son imagination tourmentée:

– Les mêmes causes, qui m’ont amené à Paris, ne peuvent-elles pas y amener François? Le même hasard, qui m’a conduit rue Saint-Denis, ne peut-il y conduire mon frère? Et s’il la voit comme je l’ai vue! S’il lui parle! Si elle dit tout! Si elle évoque cet abominable passé qui est le cauchemar de ma vie!

Alors, une sueur froide inondait son front.

Il se sentit pâlir.

– Oui! reprenait-il, voilà des années que je cherche à oublier! Et même dans les batailles, même dans les carnages de huguenots, quand je suis ivre de sang, même dans les festins que je donne à mes officiers, quand je suis ivre de vin, je ne parviens pas à oublier!… Toujours je la revois telle que je la vis… là-bas, dans la chaumière de Margency, si pâle qu’on eût dit une morte… Toujours j’entends sa voix qui murmure à François… «Oh! achève-moi donc! Tu ne vois donc pas que je meurs!…» Comme elle me haïssait! Comme elle me méprisait! Ah! ma revanche a été terrible! J’ai brisé trois existences d’un coup: le père, la mère et la fille!… Malheur à qui me hait! Car ma haine, à moi, ne pardonne point!

Un moment, il s’exaltait dans ses pensées d’orgueil et de force.

Mais aussitôt, la pensée de cet homme – son frère – dont il avait brisé l’existence, lui revenait, non plus comme un remords, mais comme une épouvante.

Oui, ses souvenirs, l’un après l’autre, sortaient de la tombe du passé, se dressaient devant lui comme des spectres.

Mais il en était un qu’il ne pouvait supporter, qu’il cherchait à écarter en tremblant…

Il se revoyait dans le bois de châtaigniers, tombant sous l’épée de son frère…

Il revoyait François se penchant vers lui…

Et c’était ce regard de son frère qui le poursuivait, qui pesait sur lui et l’affolait.

Quoi! Était-il possible que François n’apprît pas la vérité!… Et que ferait-il alors!…

Henri, à cette idée, se laissa tomber dans un fauteuil, et prit sa tête à deux mains.

L’idée de fuir lui vint. Fuir! Mais où? Fût-ce au bout de la terre, François le rejoindrait!…

Et ce fut lorsqu’il se trouva acculé aux dernières limites de la terreur, ce fut à ce moment qu’une réaction de violence sauvage se fit en lui.

Il poussa un rauque soupir, sortit tout à coup sa dague et, d’un geste violent, l’enfonça profondément dans le bois d’une table, comme s’il eût poignardé son frère.

L’arme vibra longuement, avec une sorte de gémissement.

– Des crimes! grinça-t-il, la figure convulsée, des crimes! des meurtres! Soit! Mes terreurs, je les noierai dans le sang!… Mes souvenirs anciens, je les étoufferai sous de nouveaux souvenirs!… Que mon frère paraisse! Et cette dague, à jamais, m’en débarrassera! Quant à elle, quant à sa fille… qu’elles meurent donc aussi!

Mais il n’eut pas plutôt crié, ou plutôt pensé ces mots, qu’il tressaillit violemment.

Cette femme qu’il voulait tuer… mais il l’aimait!… il l’avait toujours aimée!… Il l’aimerait toujours!

Longtemps, Henri se débattit entre cet amour et cette terreur qui le dominaient également.

Enfin, un sourire détendit ses lèvres; sans doute, il avait trouvé le moyen de concilier terreur et amour. Il fit venir un de ses officiers et lui donna ses instructions.

Le résultat de la détermination qu’il venait de prendre fut qu’il put dîner d’assez bon appétit.

Il se jeta tout habillé sur un lit et dormit quelques heures.

Vers le milieu de la nuit, c’est-à-dire à peu près vers le moment où, la veille, il avait rencontré le duc d’Anjou et ses acolytes, il se leva, s’arma soigneusement, et se dirigea vers la rue Saint-Denis.

Il passa le reste de la nuit en faction à l’endroit même qu’il avait choisi la nuit précédente.

Au matin, deux carrosses arrivèrent, suivis de gens d’armes. Les soldats avaient eu soin de déposer les marques distinctives de la maison de Damville. Henri monta dans l’un des deux carrosses, afin de ne pas être remarqué, et fit signe à l’officier qu’il pouvait opérer.

L’officier, suivi d’une demi-douzaine de soldats, entra dans la maison.

La propriétaire, vieille bigote, les reçut en tremblant et se signa épouvantée, lorsqu’elle entendit l’officier lui dire:

– Madame, vous abritez dans votre logis deux femmes de la religion. Ces deux huguenotes sont accusées d’accointances avec les ennemis du roi…

– Est-ce Jésus possible! bégaya la vieille. Mais quels ennemis?

– Des damnés huguenots.

– Sainte Marie! Mais je serai damnée, alors!

– C’est bien possible. En tout cas, vous risquez fort de passer pour complice.

– Moi!…

– À moins que vous ne m’aidiez à les arrêter sans bruit, sans esclandre.

– Je suis à vos ordres, monsieur l’officier. Qui l’eût cru! Des huguenotes chez moi! Je me disais bien aussi; pourquoi ne vont-elles jamais à l’église? Quelle aventure, doux Jésus!

Tout en marmottant ces paroles entre les quatre dents qui lui restaient, la bonne dévote montait l’escalier, suivie de l’officier et des soldats.

Elle frappa.

Et dès qu’elle eut compris que de l’intérieur on tirait le verrou, elle s’effaça.

Jeanne de Piennes se trouva en présence de l’officier.

Elle pâlit légèrement.

Mais, habituée qu’elle était au malheur, elle garda tout son sang-froid et, d’une voix qui ne tremblait pas, demanda:

– Que désirez-vous, monsieur?

L’officier rougit. La commission ne lui allait qu’à demi. Il s’agissait, en somme, d’un bon petit guet-apens. Il n’avait nulle qualité pour procéder à une arrestation. Et maintenant, devant cette femme au maintien si digne et si ferme, devant cette pure beauté que la tristesse idéalisait, il comprenait qu’il était odieux.

Mais, aussitôt, l’image furieuse du maréchal passa devant ses yeux.

Et plus tremblant que Jeanne, il répondit à demi-voix, comme honteux:

– Madame… c’est un ordre rigoureux qu’il faut que j’exécute… excusez-moi, je ne fais qu’obéir.

Que de crimes dans l’histoire de l’humanité, avec cette effroyable excuse: J’obéis! ce n’est pas moi le responsable!… Comme s’il y avait des disciplines plus hautes que la discipline de la conscience! Comme si tout était dit lorsque le meurtrier peut répondre: On m’a commandé de tuer, je n’ai fait qu’obéir!…

– Quel ordre? dit Jeanne en jetant un regard d’angoisse sur la chambre où se trouvait sa fille.

– Je viens vous arrêter, madame. On vous accuse d’être de la religion et d’avoir désobéi aux derniers édits.

À ce moment, la porte de Loïse s’ouvrit. La jeune fille comprit tout d’un regard.

– Monsieur, dit alors la Dame en noir, vous faites erreur.

– C’est ce qu’il vous sera facile d’établir, madame. En attendant, veuillez me suivre sans bruit, je vous prie.

– Ma fille! On me sépare de ma fille! s’écria Jeanne dont toute la résolution tomba.

Loïse avait jeté un cri. Affolée, sans savoir ce qu’elle faisait, elle courut à la fenêtre, l’ouvrit violemment, aperçut le chevalier de Pardaillan. Et son premier mot – cri de sublime confiance et d’amour – fut pour appeler cet homme à qui elle n’avait jamais parlé:

– Venez! Venez!

L’officier, voyant que les choses allaient se gâter, entra dans le logis, suivi de ses soldats.

– Madame, s’écria-t-il, je vous jure que vous ne serez pas séparée de mademoiselle, puisqu’il faut qu’elle vous suive. Je vous jure que je vous conduis toutes les deux au même endroit… Obéissez donc sans bruit… car vous me forceriez à employer la violence, ce que je regretterais toute la vie.

Jeanne vit cet officier résolu à faire comme il disait. Elle vit le logis envahi par les soldats. Elle comprit le danger et l’inutilité d’une résistance. De plus, on lui affirmait qu’elle ne serait pas séparée de Loïse. Enfin, il lui semblait facile de prouver qu’elle n’avait en rien transgressé les édits de la religion.

– C’est bien, monsieur, dit-elle en reprenant sa fermeté. M’accordez-vous cinq minutes pour me préparer?

– Volontiers, madame, répondit l’officier, heureux d’être quitte à si bon compte.

Et il sortit avec ses soldats, tandis que Jeanne faisait signe à la vieille propriétaire d’entrer.

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