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Pardaillan ne put s’empêcher de tressaillir en songeant à cette figure pâle qu’il avait cru entrevoir derrière le mystérieux treillis de la fenêtre grillée. En un instant, sa décision fut prise.

– On y sera! dit-il d’un ton bref.

– C’est tout ce que voulais… pour l’instant! répondit Ruggieri, qui fit une profonde salutation, où le chevalier crut démêler quelque chose d’ironique ou de menaçant.

Quelques instants plus tard, l’étrange visiteur avait disparu. Et Pardaillan se mit à songer:

«Je veux que le diable m’arrache un à un les poils de ma moustache si cette princesse, la plus puissante qui soit, ne s’appelle pas Catherine de Médicis! Quant à la cause noble et sainte entre toutes, nous verrons bien. En attendant, cet homme sait qui je suis, et moi j’ignore jusqu’à son nom!… Bon! Voyons si du moins ses écus ont un nom qui ait cours dans les tavernes!»

Il tira le sac du coffre, l’éventra, s’assit à la table et se mit à compter les écus qu’il rangea par piles des plus méthodiques, tandis qu’un large sourire hérissait plus que jamais sa moustache.

«Ils y sont, ma foi! Voilà bien les deux cents écus, tout battant neufs et à l’effigie de notre digne sire le roi! Mais c’est que je suis bien éveillé, par Pilate! Je ne rêve pas! Voici les pièces blanches, et voici le diamant… Tiens, tiens! est-ce que je serais en passe de devenir riche? Ah çà, mais je crois que je suis ému! Est-ce que j’aurais peur de la bonne fortune, moi qui n’ai jamais eu peur de la mauvaise?»

Pardaillan tout rêveur en était là de ses réflexions lorsque, pour la troisième fois, la porte s’ouvrit.

Il sursauta, tout de bon effaré, lui qui mettait son point d’honneur à ne s’effarer de rien… nil mirari [11] , comme eût dit Jean Dorat, poète du roi, qui daignait citer Horace quand il ne se citait pas lui-même.

Mais presque aussitôt, son étonnement, sans diminuer d’intensité, changea de sujet. En effet, l’homme qui entrait était le vivant portrait de l’homme qui venait de sortir. C’était le même air de sombre orgueil, le même port de tête emphatique, les mêmes traits accentués, le même regard de flamme.

Seulement l’homme aux deux cents écus (René Ruggieri, on le sait) paraissait âgé de quarante-cinq ans. Il était de moyenne taille. Le feu de ses yeux se voilait d’hypocrisie. Il semblait se fier plus à la ruse qu’à la force.

Le nouveau venu, au contraire, n’accusait que vingt-cinq ans, était de haute stature; la franchise éclatait dans son regard, son orgueil était de la fierté.

Mais une lourde tristesse paraissait peser sur lui; il y avait dans cet homme on ne sait quoi de fatal. Ses gestes, comme ceux de Ruggieri, étaient emphatiques; mais sa voix avait une étrange expression de mélancolie.

Les deux hommes s’étudièrent un instant, et bien que l’un parût l’antithèse de l’autre, ils se sentirent tous deux comme rassurés par une indéfinissable sympathie.

– Êtes-vous le chevalier de Pardaillan? demanda ce troisième visiteur.

– Oui, monsieur, dit Pardaillan avec une douceur qui ne lui était pas habituelle. Me ferez-vous l’honneur de me dire qui j’ai la joie de recevoir dans mon pauvre logis?

À cette question, bien naturelle (bien que faite dans les termes amphigouriques de l’époque), l’étranger tressaillit, et pâlit légèrement. Puis, relevant la tête comme pour braver non pas le chevalier, mais la destinée, il répondit sourdement:

– C’est juste. La politesse veut que je vous dise mon nom.

– Monsieur, fit vivement Pardaillan, croyez bien que ma question m’a été inspirée par l’amitié dont je me sens porté envers vous. Si votre nom est un secret, je me croirais déshonoré à vous le demander.

– Mon nom n’est pas un secret, chevalier, dit alors l’inconnu avec une évidente amertume: je m’appelle Déodat.

Pardaillan fit un geste.

– Oui, continua le jeune homme, Déodat tout court. Déodat sans plus. C’est-à-dire un nom qui n’en est pas un. Un nom qui crie qu’on n’a ni père ni mère. Déodat, monsieur, signifie: donné à Dieu. En effet, je suis un enfant trouvé, ramassé devant le porche d’une église. Arraché à ce Dieu à qui mes parents inconnus m’avaient donné. Confié par le hasard à une femme qui a été pour moi plus qu’un Dieu. Voilà mon nom, monsieur, et l’histoire de ce nom. Cette histoire, je la dis à qui veut l’entendre, dans l’espoir qu’elle flagellera un jour ceux qui, m’ayant mis au monde, m’ont abandonné à la douleur.

L’imprévu de cette scène, la soudaineté de cette sorte de confession, le ton à la fois amer, sombre et fier de celui qui s’appelait Déodat produisirent une profonde impression sur le chevalier, qui, pour cacher son trouble, demanda machinalement:

– Et cette femme qui vous recueillit?

– C’est la reine de Navarre.

– Madame d’Albret!

– Oui, monsieur. Et ceci me rappelle à ma mission, que je vous demande pardon d’avoir oubliée pour vous entretenir de ma médiocre personne…

– Mon cher monsieur, fit Pardaillan, vous m’avez fort honoré en me traitant de prime abord en ami; votre personne, qu’il vous convient d’appeler médiocre, suscite à première vue une curiosité qui chez moi n’a rien eu de banal, croyez-le. Votre air me touche, et votre figure me revient tout à fait…

Le chevalier tendit la main.

Et sa figure à lui, rayonna d’une telle loyauté, son sourire fut empreint d’une si belle sympathie que le messager de Jeanne d’Albret parut bouleversé d’émotion et que son regard se voila.

– Monsieur! monsieur! fit-il d’une voix enrouée en saisissant et en étreignant la main de Pardaillan.

– Eh bien? sourit le chevalier.

– Vous ne me repoussez donc pas, vous! vous que je ne connais pas! vous que je vois depuis cinq minutes! vous ne méprisez donc pas celui qui n’a pas de nom!

– Vous repousser! Vous mépriser! Par Barabbas, mon cher! quand on a votre tournure, et ces épaules d’athlète, et cette bonne épée qui vous pend au côté, on ne peut être méprisé. Mais fussiez-vous faible, laid, désarmé, que je ne me croirais pas le droit de vous traiter comme vous dites pour un tel motif.

– Ah! monsieur, voilà bien longtemps que je n’ai eu un pareil moment de joie! Je sens dans votre attitude et dans vos yeux et dans votre voix une générosité de cœur qui me touche plus que je ne puis dire. Je vous devine supérieur à tant de hauts seigneurs et de princes que j’ai approchés…

Et celui que nous appelons Déodat, puisque tel était son nom, couvrit un instant ses yeux d’une de ses mains.

– Lubin! Lubin! vociféra Pardaillan.

– Qu’y a-t-il? fit Déodat.

– Il y a, mon cher, qu’une conversation commencée en ces termes ne peut dignement s’achever qu’à table. Voici midi qui sonne. Et pour tout honnête homme, midi est l’heure du dîner, quand toutefois l’honnêteté s’unit au moyen de dîner, ce qui est mon cas aujourd’hui. Lubin! Çà, moine fieffé, je te couperai les oreilles!

– Ah chevalier! vous me dilatez le cœur!

– Écoutez. Convenons d’une chose, tant que vous me ferez l’honneur d’être de mes amis: vous vous appelez Déodat. Moi, je m’appelle Jean. Eh bien, ne nous connaissons pas d’autre nom, ni l’un ni l’autre!

Cette proposition, d’une si ingénieuse délicatesse, fit tomber chez Déodat les derniers voiles de cette ombrageuse fierté et de cette pesante tristesse que nous avons signalées. Il s’épanouit, et apparut alors tel qu’il était réellement, doué d’une étrange beauté, d’une noblesse d’attitudes et d’une douceur de physionomie que Pardaillan avait démêlées d’instinct.

– Lubin! Lubin! appela de nouveau le chevalier. Lubin, ajouta-t-il, c’est le garçon de la rôtisserie. Figurez-vous que ce drôle est un ancien moine qui a quitté son couvent et s’est fait garçon de la Devinière , par amour des pâtés et des poulardes! Quand je suis riche et de bonne humeur, je m’amuse à le faire boire; et bien qu’il ait passé la cinquantaine, il me tient tête fort convenablement… Ah! le voici!

C’était Lubin, en effet, mais Lubin flanqué de Landry en personne. Landry avait monté les étages avec la majestueuse rapidité d’une outre qui s’élève dans les airs. En effet, Lubin l’avait poussé au derrière. Et Landry apparaissait avec un sourire large d’une aune, le bonnet à la main, ce qui ne lui arrivait jamais, la bouche en cœur et les deux poings sur son ventre.

– Que diable faites-vous? demanda Pardaillan étonné de cette attitude.

– Je cherche, dit Landry en soufflant, à faire rentrer ce maudit ventre… mais je n’y arrive pas… Monseigneur me pardonnera… de ne pas m’incliner.

– C’est à moi que vous parlez?

– Oui, monsieur… Monseigneur, veux-je dire! fit Landry en jetant un oblique regard éperdu sur les piles d’écus restées sur la table.

– Bon! bon! fit Pardaillan qui reprit instantanément son froid et immobile sourire figue et raisin, vous savez déjà que de simple chevalier, je deviens prince. Vous êtes bien informé, maître Landry.

[11] Nil mirari . Formule favorite du poète latin Horace qui conseille de ne se troubler de rien, ni des revers de la fortune ni des menaces de la mort.


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