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La maison devant laquelle Jeanne de Piennes s’était arrêtée était située sur l’emplacement même de l’ancien couvent des barrés; elle était entourée de beaux jardins; elle était petite, mais de belle apparence, bien qu’un peu mystérieuse.

Pardaillan vit la Dame en noir heurter le marteau, et, bientôt après, entrer dans la maison.

«Je lui parlerai quand elle sortira, pensa-t-il. Il faut que je lui parle!»

Et il se posta en sentinelle, à un bout de la rue.

Une servante robuste et méfiante avait introduit Jeanne et l’avait conduite au premier étage, dans une belle grande pièce agréablement meublée où rien ne manquait de ce qu’on appelle aujourd’hui le confortable.

À son entrée, un jeune homme et une femme qui étaient assis l’un près de l’autre tournèrent la tête.

– Ah! fit la femme, voici ma tapisserie!

– Bon! dit le jeune homme en s’adressant à Jeanne. Avez-vous tenu compte de l’inscription que je vous fis tenir?

– Oui, monsieur, dit Jeanne.

– Quelle inscription? demanda la femme d’une voix timide et très douce.

– Vous allez voir! répondit le jeune homme en frottant joyeusement ses mains pâles.

Ce jeune homme semblait âgé de vingt ans au plus. Il était habillé comme un riche bourgeois, de drap fin; son vêtement était noir; mais à sa toque de velours noir, resplendissait un diamant énorme.

Il était de taille moyenne, et paraissait de santé délicate; son visage était pâle et même bilieux; il avait le front bombé; les yeux sournois ne regardaient pas en face; la bouche se plissait ordinairement sous l’effort d’un sourire en général mauvais, parfois sinistre, mais qui, en ce moment, était plein d’une réelle cordialité; les mains s’agitaient et les doigts se contractaient par suite de quelque manie; peut-être ce jeune homme était-il atteint d’une maladie nerveuse. Parfois, il éclatait de rire subitement, sans motif, et ce rire, qui démentait le feu sombre du regard, était terrible à entendre, terrible à voir.

Quant à la femme, elle accusait trois ou quatre ans de plus que son compagnon. C’était une jolie blonde d’allure modeste et qui, dans une foule, ne devait pas provoquer ce murmure qui forme comme un sillage d’admiration sur le passage de certaines femmes souveraines par la beauté. Tout en elle était modestie, effacement presque craintif; mais elle avait des yeux d’une douceur infinie et d’une tendresse extraordinaire lorsqu’elle les posait sur le jeune homme. Cette modestie, cette douceur, cette tendresse constituaient le caractère essentiel de cette femme. Au premier coup d’œil, on devinait en elle un de ces êtres de dévouement très pur qui vivent d’un amour et meurent au besoin sans se plaindre.

– Voyons l’inscription! reprit-elle avec une curiosité impatiente.

– Regardez, Marie! fit le jeune homme en prenant la tapisserie des mains de la Dame en noir.

Cette tapisserie représentait une série de bouquets de fleurs de lis qui s’entrelaçaient et couraient autour de l’étoffe; au centre se dessinait un cartouche sur fond bleu; et c’est sur ce cartouche que se détachait en lettres d’or l’inscription suivante:

IE [5] CHARME TOUT.

Celle qu’on avait appelée Marie leva sur le jeune homme un regard interrogateur. Celui-ci frotta lentement ses mains pâles et dit avec un sourire heureux:

– Chère Marie, vous ne devinez pas?

– Non, mon bien-aimé Charles…

– Eh bien, ce sera là désormais votre devise, Marie… C’est moi qui ai trouvé cela!

– Oh! Charles… mon bon Charles…

– Écoutez la fin, Marie! Je voulais une devise pour vos meubles, pour votre argenterie, pour toute votre argenterie, pour toute votre maison, enfin! Je l’ai demandé à Ronsard et même à messire Jean Dorat, professeur au collège de France pour le latin et le grec; mais ils n’ont rien trouvé qui me plaise; alors je me suis mis à chercher moi-même, et j’ai trouvé cela, moi… Voyez-vous, Marie, il n’y a que l’amour pour inspirer les bonnes idées…

– Charles! Charles! Vous me rendez trop heureuse!…

– Écoutez donc la fin! dit le jeune bourgeois qu’on appelait Charles. Savez-vous où j’ai trouvé cette inscription? Devinez un peu…

– Comment devinerais-je, mon doux ami?

– Eh bien! s’écria Charles triomphalement, c’est dans votre nom!… «Ie charme tout» n’est que l’anagramme de «Marie Touchet», votre nom!… Vous n’avez qu’à vérifier…

Marie Touchet courut à un secrétaire, écrivit rapidement son nom et constata en effet que toutes les lettres de l’inscription: «Ie charme tout», se trouvaient dans «Marie Touchet».

Alors, toute rouge d’un réel bonheur, elle revint se jeter dans les bras de son amant qui la serra sur sa poitrine avec une indicible expression de tendresse.

Jeanne de Piennes avait assisté, immobile et douloureuse, à cette scène de bonheur intime et paisible.

«Comme ils s’aiment! songea-t-elle. Comme ils sont heureux, ce bon bourgeois et cette douce bourgeoise! Hélas! moi aussi, j’aurais pu être heureuse!…»

– Oui, Marie, disait à voix basse le jeune homme, oui, c’est à cela que j’ai songé ces temps derniers! Car c’est à toi seule que je rêve au fond de mon Louvre! Et tandis que ma mère me croit occupé à la destruction des huguenots, tandis que mon frère d’Anjou se demande si je songe au moyen de le tuer, tandis que Guise cherche à surprendre sur mon front le secret de sa destinée, moi je songe que je t’aime, toi seule, puisque seule tu m’aimes, et que dans Marie Touchet, il y a bien réellement «Ie charme tout»!

Marie écoutait ces paroles avec ivresse… Elle oubliait la présence de la Dame en noir.

– Sire! Sire! fit-elle, presque à haute voix, vous m’enivrez de bonheur.

– Sire! murmura Jeanne en tressaillant profondément. Le roi de France!…

Et dans sa pauvre imagination tant martyrisée, une secousse violente se produisit. Elle était devant Charles IX… Ce petit bourgeois pâle et sombre, c’était le roi!… Le roi de France!… L’homme que tant de fois elle avait rêvé d’approcher pour implorer justice… non pour elle, ah! certes! mais pour sa fille, pour sa Loïse!…

Haletante, la tête en feu, elle fit un pas en avant.

Charles IX avait enlacé Marie Touchet dans ses bras. Il reprit à demi-voix:

– Il n’y a pas de Sire, ici! Il n’y a pas de Majesté, tu entends, Marie? Il n’y a que Charles! Ton bon Charles, comme tu m’appelles… Car il n’y a que toi, Marie, pour dire que je suis bon et cela me soulage, vois-tu, cela jette une lumière dans l’horreur de mes pensées… Le roi! Je suis le roi!… Marie, je suis un pauvre enfant que sa mère déteste, que ses frères haïssent! Au Louvre, je n’ose pas manger, j’ai peur du verre d’eau qu’on m’apporte, j’ai peur de l’air que je respire… Ici, je mange, je dors, je bois sans crainte, ici! ah! je respire à pleins poumons! Regarde comme ma poitrine se dilate!…

– Charles! Charles! calme-toi…

Mais Charles IX s’exaltait. Ses yeux flamboyaient. Sa parole était devenue rauque et sifflante.

Jeanne, tremblante, se recula dans un angle obscur.

Une pâleur livide avait envahi le visage du roi. Le tremblement nerveux de ses mains s’accentua.

– Je te dis qu’ils veulent ma mort! grinça-t-il tout à coup sans prendre la précaution de baisser la voix. Ah! Marie, Marie! Sauve-moi, cache-moi!… J’ai lu dans leurs pensées, te dis-je! J’ai fouillé leurs consciences, et j’y ai vu ma condamnation écrite en lettres de flamme!

– Charles! par grâce, calme-toi!… Oh! voilà encore ton accès!… Charles! reviens à toi! Tu es près de moi… près de Marie!…

Charles IX avait repoussé Marie Touchet. La crise était terrible de soudaineté. Des deux mains, il se cramponnait au dossier d’un fauteuil. Une sueur froide ruisselait sur son visage; ses yeux sanglants se fixèrent dans le vide sur des êtres imaginaires, et il eut un éclat de rire qui résonna affreusement.

– Les misérables! gronda-t-il. Les voilà qui cherchent comment ils me tueront! Qui aura mon trône?… Est-ce toi, Guise infernal? Est-ce toi, Anjou? Est-ce toi, Béarn? Oh! tous! tous! les voilà qui complotent!… Et ceux-là qui s’avancent dans les ténèbres, qui est à leur tête?… Ce misérable Coligny… Ah! truands! attendez!… À moi mes gardes! Arrêtez-moi tous ces parpaillots! Passez-les-moi au fil de l’épée!… Ah! ils me tuent! au meurtre!… à moi!…

Les derniers mots expirèrent dans la gorge du roi, parmi des éclats de rire à faire frissonner les plus braves; il se renversa dans les bras de Marie Touchet, en proie à une crise effrayante, les yeux convulsés, les mains tordues…

Jeanne s’était élancée pour aider Marie.

– Oh! madame, balbutia celle-ci, par pitié pour mon pauvre Charles si malheureux, jamais un mot de ceci, je vous en supplie… à qui que ce soit au monde!…

[5] On sait que l’i et le j s’écrivent de la même façon en lettres capitales. On écrivait «Iésus» pour Jésus, «Iérôme» pour Jérôme «Ie» pour Je, etc., etc., (Note de M. Zévaco.)


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