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– Monseigneur, j’oserai vous prier d’attendre jusqu’à ce soir pour quitter Paris, dit le chevalier qui à ce moment fut certainement sublime de tranquillité.

– Pourquoi, Pardaillan? Pourquoi. Partons sans perdre une seconde! Allons! à cheval!…

– Monseigneur, j’insiste…

– Vous hésitez… vous!…

– Je n’hésite pas: je reste! Et vous restez aussi, monseigneur! Vous partirez, mais ce soir seulement. Pour le moment, je vous prie de m’accompagner seul, à pied…

L’accent du jeune homme était si singulier, que Montmorency s’écria d’une voix frémissante:

– Pardaillan, vous savez quelque chose!

– Venez, monseigneur! dit le chevalier, avec ce même accent où il y avait à dose égale de l’ironie et du désespoir.

Le maréchal eut une dernière hésitation, puis il dit:

– Allons!… Mais songez que le temps est précieux. Si vous eussiez tardé une heure de plus…

– Eh bien, monseigneur, qu’eussiez-vous fait, si je n’étais arrivé que dans une heure?

– Je partais sans vous.

Le visage du chevalier demeura immobile. Mais une imprécation éclata au fond de son cœur.

L’instant d’après, ils étaient en route, et bientôt ils arrivaient à la ruelle des Fossoyeurs sans avoir fait la moindre rencontre qui pût les arrêter. Ils frappèrent. Ramus ouvrit. Ils entrèrent dans la maison, et arrivés dans cette belle salle à manger où Ramus avait introduit les deux Pardaillan, le chevalier dit paisiblement:

– Monsieur Ramus; voulez-vous pousser votre générosité jusqu’à nous laisser seuls pour une heure dans cette salle?

– Cette maison est à vous, mon enfant, tant qu’elle sera à moi, dit le vieux savant qui se retira aussitôt dans une pièce du rez-de-chaussée.

– Où sommes-nous? fit le maréchal étonné, troublé, inquiet, en proie à cette indéfinissable angoisse qui précède les grands événements, bons ou mauvais.

– Monseigneur, dit le chevalier sans répondre à cette question, je vous demande de m’attendre ici quelques minutes…

– Faites! murmura le maréchal.

Le chevalier sortit et François de Montmorency demeura seul. Le jeune homme regagna rapidement le grenier où il avait dormi. Il y retrouva le vieux Pardaillan qui s’écria aussitôt:

– Elles t’attendent; elles s’inquiètent de toi…

Le chevalier s’assit, ou plutôt se laissa tomber sur une botte de foin.

– Mon père, dit-il, ayez la bonté de prévenir Mme de Piennes et Mlle de Montmorency que le maréchal est là qui les attend.

– Diable! fit simplement le vieux routier qui, s’approchant de son fils et lui mettant la main sur l’épaule, murmura:

– Chevalier!…

– Mon père?…

– Tu souffres, hein?… raconte-moi un peu cela…

– Vous faites erreur, mon père, dit le chevalier de cette voix qui était si terrible dans sa tranquillité; j’ai été chercher le maréchal de Montmorency pour qu’il emmène sa fille. Il est là. Il attend. Voilà tout. Seulement, rappelez-vous que vous m’avez toujours recommandé de tomber avec élégance, le jour où je tomberais. Ici, l’élégance, il me semble, consiste à ne pas souffrir.

«Bon, bon! grogna en lui-même le vieux routier. Tu veux garder pour toi ta douleur. Garde-la, tout à l’heure, nous pleurerons ensemble… Mort de tous les diables! Qu’allait-il faire chez le maréchal.»

En même temps il descendit à l’étage où se trouvaient Jeanne de Piennes et Loïse… Quant au chevalier, il chercha un coin obscur du grenier afin qu’elles ne le vissent point, lorsqu’elles traverseraient pour entrer dans la maison de Ramus.

François de Montmorency était demeuré immobile, les yeux tournés vers la porte par où avait disparu le chevalier, se débattant contre cette angoisse dont nous avons parlé, essayant d’adoucir les violents battements de son cœur en le comprimant d’une main. L’homme n’est ni entièrement bon ni entièrement mauvais. Et nous devons dire qu’à cette minute, dans cette belle âme, se glissa une mauvaise pensée.

Il eut la sensation qu’il avait été entraîné dans un guet-apens. Et pourtant, il avait dans le chevalier une confiance sans borne. Mais qui pouvait affirmer, à ces époques sanglantes, que l’ami le plus dévoué en apparence n’était pas un traître, un envoyé de l’ennemi? Le silence était profond dans la maison, et les minutes s’écoulaient. Ce sentiment de malaise s’accrut au point que le maréchal porta la main à sa dague.

– Qui sait? murmura-t-il.

À ce moment, la porte s’ouvrit lentement, Jeanne de Piennes apparut. Elle était toujours habillée de ces vêtements noirs qui rehaussaient la tragique beauté de son visage pâle, illuminé par ses deux grands yeux profonds. Elle vit François et s’arrêta comme pétrifiée, les mains jointes, le regard fixe.

Pourtant le vieux Pardaillan l’avait prévenue!… Et il semblait qu’il y eût surtout dans ce regard un étonnement infini, cette sorte d’étonnement qu’on a au moment de mourir. Si nous pouvons parler ainsi, elle s’évanouit dans sa pensée, tandis qu’elle demeurait debout, pareille à une statue du Deuil. Avait-elle conscience de ce qui se passait? Ce n’est pas certain.

François, en la voyant, fut secoué comme par une furieuse décharge électrique. Il voulut prononcer le nom de Jeanne, et ses lèvres n’émirent qu’un son rauque, inintelligible. Ses yeux s’exorbitèrent comme devant la funeste apparition d’un fantôme; une buée humide les voila d’un brouillard; puis, dans le même instant, les larmes commencèrent à couler une à une, lentes et régulières, de ces yeux, tandis que le visage gardait une immobilité de pierre. Et ce fut ainsi qu’il la regarda avec une avidité qui tenait du rêve, où il y avait de l’effroi, de la douleur, de l’amour, de la pitié, oh! surtout de la pitié…

Il marcha vers elle…

Comme elle, il avait joint ses mains…

Il marcha à petits pas alourdis, appesantis par le poids des pensées qui l’écrasaient…

Il marcha, sans un mot, sans un gémissement, sans un sanglot, tandis que, sur son visage immobile, d’une pâleur de cire, les larmes tombaient une à une, lentes, régulières.

Quand il fut près d’elle, il se mit à genoux, son front se courba jusqu’aux pieds de la statue du Deuil, et alors les sanglots firent explosion dans sa gorge et sur ses lèvres, les gémissements emplirent la salle de leur musique effroyable et divine, et un mot, un seul, un mot qui tremblait, qui criait, qui se lamentait, et qui prenait toutes les formes de l’effroi, de la pitié, éclatait parmi ces gémissements surhumains:

– Pardon… pardon… pardon!…

Combien de temps François demeura-t-il ainsi prosterné?

Combien de temps l’effroyable parole qui se tordait sur ses lèvres roula-t-elle parmi les cris étouffés, les sanglots et les gémissements?

Peu à peu, François se redressait…

Ses mains saisissaient les mains glacées de Jeanne…

Puis, de ce même mouvement insensible, comme s’il se fût haussé vers le ciel, il se mettait debout, l’enlaçait de ses bras, son visage était près du visage de Jeanne…

Maintenant, il voulait parler, tout ce qu’il avait dans le cœur voulait s’échapper, il essayait d’agencer ses pensées, de combiner les mots pour dire ce qu’il avait souffert et combien il s’était maudit de son crime, c’est-à-dire de son injuste soupçon…

Et comme il allait parler, Jeanne, d’un mouvement très doux, mit ses deux bras autour de son cou et avec un sourire de pure extase, laissa tomber sa tête sur l’épaule de François…

Ah! pourquoi François, à cet instant, fut-il saisi d’une terreur étrange?

Ce mouvement des bras de Jeanne, il le reconnaissait! Cet enlacement de son cou, il le reconnaissait! Ce sourire, cette attitude de la tête chérie qui se penche sur son épaule, il les reconnaissait!…

C’était comme à Margency, là-bas, près de la maison de la nourrice, dans la terrible nuit du mariage et du départ!… Même mouvement, même geste, même attitude, même sourire!…

– Jeanne! Jeanne! bégaya François dans un délire d’angoisse.

Et ses cheveux se hérissèrent, l’angoisse devint de l’horreur, lorsqu’il reconnut la voix, l’accent, l’intonation que Jeanne avait eue dans la nuit de Margency… cette voix troublée, oppressée, hésitante, expression souveraine d’une joie infinie et d’une crainte timide.

Et Jeanne murmurait.

– Ô mon bien-aimé, tu vas le savoir enfin, le cher secret que je n’ose t’avouer depuis trois mois… Il faut que tu le saches enfin… et puis nous irons ensemble le dire à mon père…

– Jeanne! Jeanne! cria le maréchal pantelant.

– Écoute, mon François… écoute-moi bien… cette minute est solennelle… Mon bien-aimé, je suis ta femme, et notre union est bénie…

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