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Mais déjà la reine s’était faite impénétrable. Oui, Jeanne d’Albret possédait vraiment cette haute générosité d’âme dont le comte venait de parler. Oui, c’était un esprit supérieur, puisqu’elle sut retenir le cri de douloureux étonnement qui allait faire explosion sur ses lèvres, puisqu’elle put envisager en un instant le dilemme qui se présentait très net à sa conscience: ou se taire sur Alice de Lux et livrer ainsi le comte à une intrigante. Ou révéler ce qu’elle savait de cette fille et plonger le jeune homme dans un inguérissable désespoir.

– Vous ne me dites rien, madame, reprit Marillac tout pâle. De grâce, que pensez-vous?…

Dans son angoisse, la reine trouva soudain un prétexte à ne pas répondre aussitôt, et elle dit sans sévérité:

– Il faut que vous soyez bien troublé, comte; pour la première fois, vous interrogez votre reine!

– Ah! pardon, madame, bégaya le comte en s’inclinant si bas qu’on eût dit qu’il allait s’agenouiller.

Cet instant de répit suffit à Jeanne d’Albret.

– Vous êtes pardonné mon enfant, dit-elle. Et d’ailleurs, j’ai si souvent oublié moi-même l’étiquette en vous parlant que vous pouvez bien l’oublier une fois… Vous me demandez donc ce que je pense d’Alice de Lux, n’est-ce pas?

– Je vous en supplie, Majesté…

– Eh bien, je n’en pense rien en ce moment. Je la connais peu. Je lui ai parlé une douzaine de fois en tout.

Le comte comprit que la reine était troublée. Pourquoi hésitait-elle? Elle, la franchise incarnée.

Un frémissement le secoua.

– Madame, s’écria-t-il, au risque de paraître oublier encore toute convenance, c’est une question qui m’est encore sur mes lèvres. Ah! pardonnez, je vous en prie en grâce… Il faut, il est nécessaire que je sache votre pensée tout entière… J’ose demander à Votre Majesté si elle n’a rien dans l’esprit contre celle que j’ai choisie pour fiancée… Un seul mot me suffira… Un mot de ma reine me dira si les inquiétudes insensées qui montent de mon cœur à mon cerveau sont justifiées ou si elles ne sont que le délire d’une âme malade…

Jeanne d’Albret avait baissé la tête. Le comte lui demandait une vérité terrible – ou un mensonge.

– Madame, reprit-il avec plus d’ardeur, si Votre Majesté ne me répond pas, c’est qu’elle condamne ma fiancée…

– Je n’ai rien contre Alice de Lux, dit Jeanne d’Albret.

Mais ce mensonge fut dit d’une voix si basse que Marillac, plus que jamais, eut l’intuition de la catastrophe qu’il attendait, pour ainsi dire. Il se ramassa, prêt à lutter, prêt à arracher à la reine son secret. Et livide, il prononça:

– Ce que je vais dire est peut-être un sacrilège. C’est sans doute un crime de lèse-majesté. Je me maudis, madame, mais je commets le crime, dussé-je me poignarder tout à l’heure pour avoir osé suspecter votre parole sacrée…

Il tomba à genoux.

– Madame, acheva-t-il, ayez pitié d’un malheureux qui vous porte dans son cœur, qui n’a que vous au monde, pour qui vous êtes famille, amitié, affection, tout!… Madame, votre parole ne me suffit pas… c’est un serment qu’il me faut… Jurez-moi que vous venez de dire la vérité!…

Jeanne d’Albret garda le silence. Jamais émotion pareille ne l’avait fait palpiter. Elle s’était bien promis de peser le pour et le contre, de chercher comment elle pourrait sauver le comte de cet amour! elle avait la conviction profonde qu’Alice n’aimait nullement Déodat, et qu’elle jouait quelque affreuse comédie pour le compte de Catherine. Elle voulait étudier à fond ce redoutable problème.

Et voilà que la passion débordante du malheureux jeune homme ne lui laissait même pas le temps de respirer. Il fallait répondre à l’instant… répondre par un serment! Et elle voyait Déodat si parfaitement, si profondément passionné pour Alice qu’un mot de vérité le tuerait plus sûrement qu’une balle en plein cœur.

– Comte, dit-elle avec une fermeté irrésistible, relevez-vous et écoutez-moi.

Le comte se releva, chancelant. Il était comme ivre. Un flot de sueur froide coulait sur son front.

– Comte de Marillac, reprit la reine avec ce même ton d’autorité souveraine, je vais vous donner une preuve d’affection telle que mon fils seul eût pu en attendre une semblable de moi… Je ne puis vous répondre… Je ne puis faire le serment que vous me demandez avant d’avoir vu Alice de Lux… Je la verrai, je lui parlerai, et alors, mon enfant, je vous répondrai… alors seulement! Jusque-là, je vous ordonne de vous tenir l’esprit en repos. Jusque-là, vous n’avez pas le droit de supposer que j’aie l’ombre d’une mauvaise pensée contre elle… Ce que je puis vous répéter, c’est que je ne connais pas cette jeune fille et que je vous aime assez pour la vouloir connaître avant de vous dire si elle est digne ou non de votre amour…

Un rauque sanglot se brisa dans la gorge du jeune homme.

Et pourtant, il était tout heureux de ce délai que lui imposait la reine.

– Où est Alice de Lux? demanda la reine.

– À Paris, répondit le comte d’une voix presque inintelligible. Rue de la Hache. La maison à porte verte, près de la nouvelle tour…

– C’est bien, dit Jeanne d’Albret, demain, je partirai pour Paris…

– Madame! balbutia le comte avec une poignante angoisse.

– Nous partirons ensemble, reprit la reine. Vous prendrez le commandement de mon escorte. Allez, comte… préparez-vous à m’accompagner…

Le jeune homme sortit en titubant… Dehors, il respira péniblement, s’arrêta quelques minutes…

«Mais, rugit-il au fond de lui-même, il y a donc une vérité sur Alice? Quelque chose que j’ignore? D’où vient cette croyance? Qui m’autorise à supposer ces insanités? Allons donc, que s’est-il passé? Rien?… La reine ne connaît pas Alice et ne peut se prononcer sur elle; c’est tout simple. Mais moi, je la connais!… Et malheur à qui, devant moi, la suspecterait.»

Il jeta autour de lui des regards sanglants. Celui qui lui eût cherché querelle à ce moment eût été un homme mort.

«Il n’y a rien, se répéta-t-il. Il ne peut rien y avoir.»

En même temps, la conviction s’enracinait en lui, qu’il y avait «quelque chose». Et ce fut la crainte d’apprendre ce quelque chose plus encore que celle de déplaire à la reine, qui le décida à s’éloigner.

«Ce qui est étrange, continua-t-il à songer en marchant, c’est que les deux seuls amis à qui j’aie parlé d’elle, ont eu des réserves mystérieuses. Voici Pardaillan, par exemple. Il ne la connaissait pas. Je le conduis chez elle. Je lui demande ce qu’il en pense. Et il me paraît tout embarrassé… Pourquoi?… Il m’a dit exactement: «Qui sait si elle ne connaît pas des choses que vous ignorez?» Quelles choses? Alice aurait donc des secrets pour moi? Quels secrets?… Voici ensuite la reine. Là, le doute s’amplifie. La reine dit qu’elle ne connaît pas assez ma fiancée. C’est peut-être une manière de me dire qu’elle la connaît trop… Pardaillan et la reine savent, ou du moins devinent ce que je ne sais pas, ce que je ne devine pas… Mais quoi? Qu’est-ce? Que peut-on lui reprocher?…»

Ainsi, ce malheureux se tourmentait et se débattait en vain contre le doute. Il se mit à hurler en lui-même:

«Je ne veux pas la soupçonner! Je tuerai la reine, si la reine l’accuse! Je tuerai Pardaillan, si Pardaillan l’accuse! Elle est pure! Elle m’aime! Et je l’aime! Je veux l’aimer!…»

Dans les âmes généreuses, la révolte contre le doute prend de ces formes violentes et vaines. Dans l’esprit de Marillac, l’attitude de Pardaillan et de la reine devenaient de ces preuves qui ne savent pas ce qu’elles doivent prouver, mais qui sont des preuves d’autant plus terribles.

Il rentra, brisé par la fatigue morale plus encore que par la fatigue physique, dans l’hôtellerie où il était descendu, et dormit quelques heures d’un sommeil de plomb.

Lorsqu’il se présenta à la reine de Navarre, celle-ci put juger des ravages qui s’étaient faits dans l’esprit de Marillac. Ses traits s’étaient durcis. Sa parole était devenue brève et rauque.

«Que va-t-il devenir lorsqu’il saura! songea la reine. Et faut-il qu’il sache?…»

Elle évita soigneusement de parler d’Alice et donna au comte ses instructions pour que l’on pût partir dans la journée même.

– Nous allons à Blois, dit-elle en terminant. Puisque Charles me donne rendez-vous dans cette ville, je ne veux pas fuir la conférence qu’il m’offre. Je me dois à moi-même et à tous les nôtres d’épuiser les moyens pacifiques avant de recourir à une dernière guerre qui, cette fois, serait sans miséricorde… De Blois, continua-t-elle plus lentement, de Blois, nous irons à Paris, quel que soit le résultat de la conférence. Nous irons officiellement si la paix se fait, nous irons secrètement dans le cas contraire…

Le comte s’inclina sans répondre et sortit pour s’occuper, avec une activité fébrile, des préparatifs du départ.

Trois heures plus tard, Jeanne d’Albret se mettait en route pour Blois, avec une escorte de cent huguenots que commandait le comte de Marillac.

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