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– Ne vous inquiétez pas, dit-elle avec un sourire qui parut bizarre à Pardaillan, ma nièce est sujette à ces vertiges; la moindre émotion de crainte… ou de joie la met dans cet état; mais ce ne sera rien.

En parlant ainsi, la vieille bassinait les tempes d’Alice avec du vinaigre et s’efforçait de lui faire avaler quelques gouttes d’un élixir contenu dans un petit flacon.

– Ah! fit machinalement le chevalier, madame est votre nièce?

– Oui, monsieur… la seule parente qui me reste… Ah! la voici qui revient à elle… Allons, mon enfant, pourquoi vous agiter ainsi… vous avez donc éprouvé quelque secousse?… une douleur, peut-être?

Alice qui rouvrait les yeux aperçut le chevalier.

– Non, répondit-elle en faisant un effort presque sublime.

– Une joie, alors? insista l’atroce vieille.

– Oui!… fit Alice d’une voix infiniment triste.

L’instant d’après, elle paraissait remise. Elle avait, d’ailleurs, repris son sang-froid et reconquis cette force d’âme qui faisait d’elle une femme réellement extraordinaire. Le chevalier, par discrétion, voulut se retirer. Mais elle le retint et voulut savoir par le détail tout ce que Pardaillan savait; elle se fit répéter à plusieurs reprises les paroles du comte, et Pardaillan dut recommencer le récit de la nuit et des incidents auxquels il avait assisté. Alice écouta tout cela avec une attention soutenue qui, après son évanouissement, parut très remarquable au chevalier.

Enfin, il se retira plus intrigué que jamais, se promettant bien de déchiffrer le mystère qu’il devinait là. Mais lorsque, quelques jours plus tard, il voulut faire une visite à Alice, il trouva la maison fermée comme l’hôtel de Mesmes. Il interrogea des voisins; mais nul ne put lui donner le moindre renseignement.

Ce fut ainsi que Pardaillan se trouva dès lors complètement isolé dans Paris. Seul, le maréchal de Montmorency lui restait. Ils passaient ensemble de longues heures à combiner des plans de recherche dont aucun n’aboutissait.

Le chevalier, désœuvré, mortellement ennuyé, employait donc le plus clair de son temps à se promener dans Paris, ruminant des projets, l’œil et l’oreille au guet, mais ne voyant et n’entendant jamais rien qui pût le mettre sur une piste.

Par bonheur, il ne fut jamais aperçu d’aucun de ceux qui eussent eu intérêt à le voir… et qui le croyaient mort.

Il ne rencontra ni Maurevert, ni aucun des mignons.

Un jour qu’il avait franchi les ponts et qu’il errait dans l’Université, le hasard le conduisit sur la montagne Sainte-Geneviève, dans une ruelle solitaire qui longeait le couvent des Carmes sur son flanc gauche.

Diverses maisons s’adossaient aux murailles du couvent des Barrés.

Et même, plusieurs de ces maisons, par une porte de derrière, communiquaient avec le couvent. C’étaient en général des boutiques que les moines subventionnaient en secret et où on vendait des objets de piété, tels que chapelets, médailles, selon un usage qui s’est perpétué jusqu’à nos jours autour des grandes basiliques.

Dans l’une de ces boutiques, on fabriquait des fleurs artificielles comme on en met sur les autels dans les églises: bouquets grossièrement enluminés, avec des feuilles d’or.

Ce jour-là, comme il faisait très chaud, les gens de la boutique travaillaient sur le pas de la porte, dans la rue, à l’ombre des hautes murailles du couvent.

Il y avait là un homme qui paraissait diriger le travail, deux femmes, une jeune fille, en groupe, activement occupés à façonner des fleurs et des imitations de branches d’arbustes…

À quelques pas de ce groupe, un enfant travaillait tout seul.

Pardaillan s’arrêta à le contempler.

En effet, l’enfant était remarquable par la vive intelligence qui éclairait ses grands yeux profonds. Il était pâle et malingre. Il dégageait de la tristesse. Mais à ce moment, il paraissait heureux, ou du moins si complètement absorbé par son travail, qu’il en oubliait tout chagrin.

Les yeux fixes, les doigts agiles, le front en sueur, il tirait un peu la langue de côté comme font les enfants acharnés sur une besogne qui les intéresse. Parfois, il reculait au bout de son petit bras tendu, le bout de branche artificielle qu’il travaillait, et clignait des yeux pour mieux l’examiner; alors, il rectifiait les détails qui lui semblaient défectueux, et la besogne reprenait plus acharnée, plus passionnée.

Cet enfant avait évidemment une âme d’artiste. Cela n’était pas seulement visible à ses yeux profonds et contemplatifs, à ses attitudes naturellement esthétiques, mais aussi à l’étrange perfection du travail qui sortait de ses mains.

– Mon petit Clément, dit l’une des jeunes filles, prenez garde de vous piquer comme hier…

Le groupe d’artisans qui s’activait sur le seuil de la boutique, le regardait parfois avec une dédaigneuse pitié et un haussement d’épaules indulgent. En effet, ces braves gens fabriquaient des feuilles d’or, toujours les mêmes, et des fleurs géométriques, vrais bouquets pour vases d’église.

L’enfant, au contraire, s’acharnait à donner l’impression de la nature.

Même il employait des branches véritables, tout un buisson épineux et desséché qui lui servait de carcasse et qu’il s’ingéniait simplement à faire revivre en lui ajoutant des petites feuilles par masses frêles et tremblotantes et des petites fleurettes qui, à deux pas semblaient naturelles.

Sans savoir pourquoi, Pardaillan s’intéressait à ce travail, au point d’en être ému.

Il s’approcha de l’enfant, se baissa et examina de près les branchages entrelacés et fleuris que le petit artiste mettait de côté à mesure qu’il les terminait. Il en avait déjà tout un tas.

D’abord, l’enfant, absorbé par son travail, ne vit pas cette figure qui se penchait sur lui. Enfin il leva les yeux, examina un instant la physionomie souriante de l’étranger et, l’ayant sans doute trouvée à son goût, sourit à son tour.

– Que fais-tu là, petit? demanda alors le chevalier. Tu travailles?

– Oh! non, monsieur, je m’amuse. Je ne sais pas encore travailler, moi.

– Oui-da? Mais c’est très joli, ce que tu fais…

Les yeux de l’enfant flamboyèrent de plaisir. Il recula la branche qu’il tenait, au bout de son bras tendu, et dit avec un accent d’admiration:

– C’est de l’aubépine.

La glace était rompue. Le chevalier s’était accroupi près de l’enfant. Et il s’amusait, lui aussi! Il redressait des bouts de branche, piquait des fleurettes qui tremblotaient sur leur tige en fil de fer.

– De l’aubépine, reprit-il. Mais pourquoi faire?

– Ah! voilà… j’ai un jardin, un petit jardin à moi tout seul.

– Où cela, donc?

– Là, dans le grand jardin du couvent, tout contre la chapelle. Le père jardinier me l’a donné et m’a dit d’y planter ce que je voudrais.

– Et tu veux y planter de l’aubépine? sourit Pardaillan.

– Oh! non, c’est pour l’entourer… pour que les pères ne puissent pas entrer dedans.

– Mais pourquoi n’y mets-tu de la véritable aubépine?… Et puis l’aubépine ne fleurit pas en cette saison?…

– Ah! voilà… c’est pour ça… mon aubépine, à moi, sera toujours fleurie… vous voyez bien! C’est moi qui fais les fleurs, et je les pique…

– Je vois. Elle est vraiment jolie ton aubépine.

– N’est-ce pas? fit le petit artiste, ravi de cette approbation d’ailleurs méritée. Et puis, vous ne savez pas?

– Non, mon petit, je ne sais pas…

– Eh bien, écoutez: je n’ai pas de mère, moi… savez-vous pourquoi?

– Non, mon enfant, dit le chevalier ému.

– Bon ami me l’a dit. Si je n’ai pas de mère, c’est qu’elle est morte… Savez-vous ce que c’est d’être mort?… Vous ne savez pas? Eh bien, on vous met dans la terre… ma mère est dans la terre, au cimetière des Innocents… Bon ami me l’a dit.

– Pauvre petiot, murmura Pardaillan.

– Clément, reprit la même jeune fille, rentrez vous amuser au couvent…

L’enfant secoua la tête, garda un instant le silence, actionné à entrelacer des petites branches piquantes. Une épine déchira son doigt. Une gouttelette de sang apparut, tomba et rougit l’une des fleurettes blanches.

– Tu t’es fais mal, hein? dit le chevalier.

– Oh! ça ne fait rien, fit gravement l’enfant. Je me pique souvent comme ça. Voyez une, trois, cinq, dix fleurs d’aubépine avec du sang dessus. Tout ça, c’est de mon sang… c’est pour maman…

Le chevalier demeura, saisi, sans trouver un mot.

Le petit artiste continua:

– Vous ne savez pas? Quand j’aurai beaucoup d’aubépine, quand il y en aura tout autour de mon petit jardin et que ça fera un gros buisson, un jour, je prendrai tout et j’irai mettre mon aubépine là-bas où ma mère est dans la terre…

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