– Vous réveillerez Jean. Vous l’habillerez. Vous le préparerez pour un long voyage… que tout soit prêt dans une heure… Ah! vous irez dire à mon valet qu’il amène ici mon cheval tout sellé… avec mon porte-manteau…
Et Pardaillan, laissant la servante stupéfaite, reprit le chemin de Margency, avec, dans ses bras, la fille de Jeanne endormie, souriant de son divin sourire aux étoiles du ciel, et peut-être à la pensée qui faisait palpiter le vieux reître!…
Jeanne, écrasée par l’horrible fatigue de son désespoir, la tête vide, somnolait fiévreusement sur un fauteuil, des paroles confuses aux lèvres, tandis que la vieille nourrice, en pleurant, rafraîchissait son front avec des linges mouillés.
– Allons, enfant, suppliait la vieille femme, allons, pauvre chère demoiselle, il faut vous coucher… Jésus, prenez pitié d’elle et de nous tous!… Notre demoiselle va trépasser… Allons, mon enfant!…
– Loïse! murmurait la mère. Elle vient!… elle vient!…
– Pauvre martyre! Oui, oui! Elle vient, votre Loïse… Allons… laissez-moi vous coucher… venez…
– Je vous dis qu’elle vient!… Loïse! ma fille, viens endors-toi dans mes bras…
À ce moment, Jeanne s’éveilla tout à coup, avec un cri déchirant. Elle se souleva, repoussa la nourrice et bondit à la porte en hurlant:
– Loïse! Loïse!
– Folle! Jésus! Sainte Vierge! Pitié pour elle!… Folle, hélas!…
– Loïse! Loïse! répéta Jeanne d’une voix éclatante.
Et à cet instant, une grande ombre parut; Jeanne, d’un geste frénétique, lui arrachait quelque chose que cette ombre portait dans ses bras; ce quelque chose, elle l’emportait avec un mouvement de voleuse, le déposait sur le fauteuil, et elle se jetait à genoux… et déjà, sans un mot, sans une larme, sans songer à embrasser sa fille, avec la dextérité instinctive de ses mains tremblantes, elle déshabillait rapidement l’enfant…
Seulement elle bredouillait:
– Pourvu qu’elle n’ait pas de mal, à présent! pourvu qu’on ne lui ait pas fait mal… voyons ça, voyons…
En un instant, l’enfant fut toute nue, heureuse, comme les bébés, de remuer bras et jambes dans un fouillis frais et rose.
Avidement, gloutonnement, la mère la saisit, l’examina, la palpa, la dévora du regard depuis les cheveux jusqu’aux ongles des pieds…
Alors, elle éclata en sanglots…
Alors, elle l’empoigna…
Alors, elle couvrit son corps de baisers furieux, les épaules, la bouche, les yeux, au hasard des lèvres, les fossettes des coudes, les mains, les pieds, tout, toute sa fille.
L’enfant pleurait, se débattait…
La mère sanglotante, ivre du délire de sa joie, murmurait passionnément:
– Pleure, crie, ah! crie, méchante! c’est ça! c’est bon, va! crie, adorée! C’est ici… c’est bien toi, dis! oui, c’est toi! C’est ma petite Loïse! Hou, la vilaine! est-il permis de pleurnicher ainsi! Tiens, encore ce baiser, ange de ta mère… et puis encore celui-ci!… Croyez-vous qu’elle en a une voix… Voyons, ce sont bien tes yeux, tes chers yeux de ciel, c’est bien ta bouche, dis, ce sont bien tes petits pieds… Allons, bon… tire-moi les cheveux, maintenant! A-t-on jamais vu une pareille méchante! Écoutez… regardez si on ne dirait pas un ange… C’est un ange, vous dis-je, Loïse… petite Loïse… c’est votre mère qui est là… Loïse… ma fille… Dire que c’est ma fille qui est là!
Pardaillan regardait cela.
Il en était comme hébété, voulant s’en aller, ne pouvant pas.
Brusquement, la mère, toujours à genoux, toujours sanglotante, se tourna vers lui, se traîna vers lui, sur ses genoux, saisit ses mains, les baisa…
– Madame! Madame!…
– Si! si! je veux embrasser vos mains! c’est vous qui me ramenez ma fille! Qui êtes-vous? Laissez! Je puis bien baiser vos mains qui ont porté ma fille! Votre nom? Votre nom! Que je le bénisse jusqu’à la fin de mes jours!…
Pardaillan fit un effort pour se dégager.
Elle se releva, courut à sa fille, la serra dans ses bras, toute nue, puis la tendit à Pardaillan, et plus calme:
– Allons, embrassez-la!…
Le vieux routier tressaillit, leva sa toque, et doucement, timidement, baisa l’enfant au front.
– Votre nom? répéta Jeanne.
– Un vieux soldat, madame… aujourd’hui ici… demain ailleurs… peu importe mon nom…
Et tandis qu’il parlait, le front de Jeanne se plissait… l’amertume de son désespoir lui revenait… avec un flot de haine pour le misérable qui s’était fait le complice d’Henri de Montmorency.
– Comment avez-vous ramené ma fille? fit-elle soudain.
– Mon Dieu, madame, c’est bien simple… une conversation surprise… j’ai vu un homme qui emportait une fille… je le connaissais… je l’ai interrogé… voilà tout!
Pardaillan rougissait, pâlissait, bredouillait.
– Alors, reprit-elle, vous ne voulez pas me dire votre nom, pour que je le bénisse?
– Pardonnez-moi, madame… à quoi bon?…
– Alors!… Dites-moi le nom de l’autre!…
Pardaillan sursauta.
– Le nom de celui qui a enlevé la petite?
– Oui! Vous le connaissez! Le nom du misérable qui a accepté de tuer ma fille?
– Vous voulez que je vous dise son nom… moi!…
– Oui! Son nom!… que je le maudisse à jamais!…
Pardaillan hésita une minute. Il cherchait un nom quelconque. Et subitement une pensée profonde descendit dans les obscurités de cette conscience, pensée de remords, et aussi pensée rédemptrice…
Un peu pâle, il murmura:
– Eh bien, tenez, madame, vous avez raison…
– Le nom de l’infâme!
– Il s’appelle le chevalier de Pardaillan!…
Le vieux reître jeta le nom d’une voix sourde, et s’enfuit, peut-être pour ne pas entendre la malédiction qui éclatait sur les lèvres de la mère…