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Dans l’esprit des commères du quartier, il avait cessé d’être le médecin grec pour devenir un saint. Son costume et sa barbe étaient bien pour quelque chose dans cette transformation, genre de métempsycose bizarre, mais peu surprenante. Le marchand de simples s’était d’autant plus gardé de détromper sa clientèle que sa boutique s’en trouvait mieux achalandée. Le grand Hippocrate était donc devenu peu à peu et tout doucement le grand saint Antoine.

La chose devint officielle et incontestable le jour où le droguiste, malin comme un apothicaire qu’il était, s’avisa de donner satisfaction à la croyance publique en faisant placer dans la main d’Hippocrate une ficelle, et au bout de cette ficelle un petit cochon toujours en bois sculpté: dès lors, il n’y avait plus de doute possible.

D’ailleurs, l’enseigne continua paisiblement de porter le nom d’Hippocrate.

Or, de même que sur une foule de points dans Paris, de zélés serviteurs de l’Église avaient installé au-dessous de la niche, devant la porte de la boutique, une table sur laquelle ils avaient placé une corbeille destinée à recevoir les dons des fidèles à saint Antoine. Ceux qui étaient riches mettaient un denier ou un sou; ceux qui étaient pauvres jetaient un liard; enfin, les moins fortunés mettaient dans la corbeille du pain, des légumes pour la soupe de saint Antoine, et ceux qui n’avaient rien du tout faisaient une croix et une prière. Ces derniers étaient assez mal vus des trois ou quatre zélés bandits qui, en permanence, surveillaient la corbeille: mais en somme, il n’y avait pas moyen de les accuser d’hérésie.

Il va sans dire que tous les soirs, les quêteurs des couvents venaient faire main-basse sur le contenu de la corbeille, ou du moins sur ce qui restait, car les zélés surveillants commençaient, naturellement, par prélever leur part.

Cela dit, on comprendra l’indignation publique et la sainte fureur qui anima les surveillants de la corbeille aux offrandes, lorsqu’un bourgeois étant venu à passer refusa formellement de déposer aucune aumône.

– Saluez au moins le grand saint Antoine, lui cria-t-on.

– À genoux! Amende honorable!…

– Mais, objecta le bourgeois, ce n’est pas saint Antoine, c’est Hippocrate!

Là-dessus, on cria au blasphème. Les zélés et pieux surveillants de la corbeille se jetèrent sur le bourgeois, le rouèrent de coups et le dévalisèrent proprement en criant:

– Mort au huguenot!

– Mort au parpaillot! répéta la foule docile et enchantée de s’entretenir la main.

À ce moment passa une litière traînée par un cheval blanc, et dans laquelle se trouvait une jeune femme à l’œil doux, au visage expressif. La litière fut naturellement arrêtée par la foule, et la jeune femme écarta les rideaux pour voir ce qui se passait. À peine eut-elle aperçu le bourgeois que l’on malmenait, qu’elle s’écria:

– Quoi! c’est l’illustre Ramus que l’on traite ainsi! Oh! cela est indigne!…

Le bourgeois, entendant cette voix amie, fit tous ses efforts pour se rapprocher de la litière.

– Laissez-le! criait la jeune femme. Je vous dis que c’est le savant Ramus!…

La foule ne comprit qu’une chose: c’est que cette femme prenait le parti du «huguenot», et ayant remarqué que la litière ne portait pas d’armoiries, preuve que la femme n’était pas de noblesse et qu’il n’y avait pas de ménagement à garder pour elle, cria tout d’une voix:

– À mort la parpaillote! Qu’on les brûle tous deux! Un feu de joie pour saint Antoine!…

La litière se trouva aussitôt entourée, et la foule qui, jusque là, s’était plutôt amusée, devint tout à coup furieuse, s’exalta de ses propres clameurs; en quelques instants, la situation devint menaçante pour la jeune femme, et elle se mit à jeter des cris de détresse. Ramus, le visage ensanglanté, les habits déchirés, s’accrochait désespérément aux rideaux de la litière.

– Place! place! hurla tout à coup une voix éclatante.

Alors, on vit un jeune homme foncer tête baissée à travers la foule, écarter les plus enragés à coups de poing, arriver à la litière, et là, tirant une longue rapière, en porter des coups furieux aux assaillants les plus rapprochés.

Un cercle se forma autour du chevalier de Pardaillan – car c’était lui.

La jeune femme, voyant le secours inespéré qui lui arrivait, reprit courage et tendit la main au vieux Ramus, qui se hissa dans la litière en murmurant:

– Je suis sauvé pour cette fois… mais c’est grand’pitié qu’un peuple en vienne à de si terribles méchancetés…

«Pour une fois!» avait dit le pauvre savant! Il ne savait pas que peu après, il allait succomber dans une attaque toute pareille! Quoi qu’il en soit, la litière se remit en route. La foule, voyant sa proie lui échapper, se mit à jeter des hurlements féroces, mais la flamboyante Giboulée décrivait de si rapides cercles avec sa pointe que le vide se maintenait autour du chevalier: ainsi un cercle de feu arrête une bande de loups.

Cependant les plus furieux allaient se ruer dans un assaut désespéré, lorsque des cris de douleur retentirent sur les derniers rangs de la foule qui se dispersa comme devant un ouragan, c’était M. de Pardaillan père qui arrivait à la rescousse et s’escrimait si bien de sa rapière qu’en quelques instants, il eut pris place près de la litière de l’autre côté de son fils.

Avec une pareille escorte, la litière se trouva assez protégée pour avancer rapidement.

Et comme, en somme, on ne savait pas trop de quoi il s’agissait, la foule s’arrêta, se contentant de menacer du poings les deux sauveurs qui, cent pas plus loin, remirent leurs épées au fourreau.

La litière, poursuivant sa route, tourna à droite.

Pardaillan père, une fois le danger passé, avait rejoint Pardaillan fils en grommelant:

– De quoi diable t’es-tu encore mêlé là?…

Le chevalier ne répondit pas: il était tout à l’émotion qui lui venait en s’apercevant que la litière suivait exactement le chemin qu’il avait pris le jour où il avait suivi la Dame en noir avec l’intention bien arrêtée de lui dire qu’il aimait sa fille Loïse!

Et que devint cette émotion lorsque la litière entra dans la rue des Barrés!… c’était au coin de cette rue qu’il avait patiemment attendu la Dame en noir, à laquelle, d’ailleurs, il n’avait rien osé dire!

Enfin, le cœur du chevalier se mit à battre plus fort que jamais lorsque la litière s’arrêta devant la maison où il avait vu entrer Jeanne de Piennes!…

Le vieux Ramus descendit de la litière, suivi de la jeune femme qui sauta légèrement à terre.

– Entrez, dit-elle de sa voix douce, entrez, mon bon père. Il faut que vous vous reposiez quelque peu, et surtout que, pour vous remettre, vous preniez de cet élixir dont vous m’avez fait faire la composition…

– Vous êtes une charmante enfant, dit Ramus, qui ne paraissait pas trop ému de ce qui venait de lui arriver; et j’aurai grand plaisir à me reposer en votre société.

Et comme la porte s’ouvrait au coup de marteau, le savant entra dans la maison.

Alors la jeune femme se tourna vers le chevalier et son père.

– Entrez, dit-elle avec cette tendre autorité qu’ont certaines femmes, – la seule autorité qui soit irrésistible parce qu’elle vient du cœur.

Les deux hommes obéirent et suivirent celle qu’ils venaient de sauver. Le chevalier eût bien voulu s’en aller: la curiosité de connaître cette maison où était entrée la mère de Loïse l’emporta.

L’intérieur de la maison était d’aspect de bourgeoisie. Ils pénétrèrent dans une salle à manger, et la dame ordonna à une servante d’apporter des rafraîchissements. Elle-même remplit les gobelets d’un vin mousseux qui, du premier coup, conquit les suffrages du vieux Pardaillan.

– Messieurs, dit-elle alors, je m’appelle Marie Touchet. Me ferez-vous la grâce de me dire à qui je dois d’être en vie?

Le chevalier ouvrait déjà la bouche. Le vieux routier lui marcha sur le pied et se hâta de répondre:

– Madame, je m’appelle Brisard, ancien sergent des armées du roi et mon jeune camarade que voici et qui est gentilhomme s’appelle M. de La Rochette.

– Eh bien, dit Marie Touchet, monsieur Brisard et vous monsieur de La Rochette, je retiendrai vos noms jusqu’à la fin de ma vie…

Les paroles n’étaient rien; le ton avec lequel elles furent prononcées bouleversa d’émotion le chevalier qui s’écria:

– Madame, à votre air et à votre voix, je vous devine bonne autant que vous êtes belle. Je suis plus heureux que je ne saurais le dire d’avoir pu mériter la sympathie que votre regard nous fait l’honneur de nous exprimer, à mon père, et à moi.

– Votre père? demanda Marie Touchet étonnée.

– Il veut bien m’appeler ainsi, fit le vieux Pardaillan, parce que je lui donne les conseils que me dicte mon expérience…

L’entretien se poursuivit ainsi quelques minutes. Marie Touchet remercia ses deux sauveurs en termes émus et voulut leur faire promettre de la revenir voir, ce à quoi ils ne voulurent pas s’engager. Le vieux Ramus, de son côté, serra la main des deux aventuriers, qui, enfin, se retirèrent.

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