Dans la cour attendait un carrosse que le maréchal avait donné l’ordre d’atteler, en même temps qu’il commandait aux laquais de s’apprêter.
Le carrosse attelé de quatre chevaux noirs, avec son piqueur en tête, avec ses deux postillons, avec ses quatre laquais debout à l’arrière, tous portant le costume de cérémonie aux armes de Montmorency, avait grande allure.
Le maréchal et Pardaillan y prirent place; devant eux, sur la banquette, s’assirent quatre jeunes pages en costume de satin blanc, au pourpoint armorié sur la poitrine.
L’énorme véhicule s’ébranla au pas et sortit de l’hôtel tandis que les douze gens d’armes présentaient les armes. Lentement, il se dirigea vers le Louvre et, sur son passage, les gens se disaient:
– Voici monsieur le maréchal qui s’en va faire sa cour à Sa Majesté…
Pendant le chemin, François de Montmorency et Pardaillan ne se parlèrent pas.
Le maréchal était tout à ses sombres réflexions, et le chevalier, impressionné, quoi qu’il en eût, par cet appareil magnifique, ne songeait pas sans émotion qu’il allait se trouver en présence du roi de France.
On arriva au Louvre.
Et le bruit de la visite que le maréchal de Montmorency faisait au roi se répandit aussitôt dans cette sorte de petite ville potinière et cancanière qu’était le somptueux palais des rois de France. En effet, l’énorme colosse de pierre abritait dans ses flancs toute une population nombreuse, ennuyée d’étiquette, compassée en apparence, mais bouleversée par les passions de toute nature qui couvaient dans ce microcosme. Des drames, des comédies, des amours violentes ou poétiques, des adultères, des duels, des meurtres, des intrigues s’élaboraient dans cette fournaise; et les visages fardés selon la mode gardaient sous leur artificielle rigidité, sous l’impassibilité qui leur était un autre fard, une sorte de curiosité incessante, une inquiétude sourde qui donnaient aux regards d’étranges lueurs: tous ces gens couverts de soie et la figure peinte, avaient les allures sournoises de masques ou des attitudes de spectres.
La curiosité était la grande vertu du courtisan, l’inquiétude, sa maladie.
Cet événement imprévu de l’arrivée du maréchal de Montmorency, qui depuis des années se tenait éloigné de la cour, causa donc une vraie rumeur dans le palais.
Ce matin-là, il y avait réception chez le roi, c’est-à-dire que Charles IX avait admis ses courtisans à son grand lever. Le jeune roi paraissait de bonne humeur. Avec cette rondeur joyeuse qui lui était spéciale les jours où il était en bonne santé, il venait d’entraîner tout son monde pour visiter un nouveau cabinet qu’il venait de faire aménager au rez-de-chaussée, juste au-dessous de ses appartements.
C’était une pièce de dimensions assez vastes en elle-même, mais en somme plutôt petite, relativement aux immenses salles du Louvre: on peut encore la voir de nos jours. Charles IX prétendait en faire son cabinet d’armes et de chasses. C’est-à-dire qu’il avait fait transporter tout ce qu’il possédait d’épées, lourds estramaçons que ses mains débiles n’eussent pu manier, épées damasquinées, poignards mauresques, dagues italiennes, arquebuses, pistolets, couteaux de chasse, cors et trompes: pas un tableau, pas une statue, pas un livre.
La fenêtre de ce cabinet s’ouvrait sur la Seine et dominait la berge de sept à huit pieds.
Il n’y avait pas de quai ou port à cet endroit; la Seine coulait, libre et capricieuse, creusant des sinuosités, des baies minuscules dans le sable.
Un bouquet de peupliers centenaires qui courbaient leurs cimes sous le souffle des brises comme des seigneurs qui se fussent salués, se dressait là. Le décor était d’un charme étrange: la masse blanche du Louvre encore neuf, les verdures graciles des peupliers harmonieux bruissant au «moindre vent qui, d’aventure, fait rider la face des eaux», la Seine, d’une exquise pâleur dans sa robe d’un vert transparent, et plus loin, le fouillis des toits pointus, des pignons massifs, des murs à croisillons, des fenêtres à vitraux…
Et c’était peut-être pour ce décor, pour ce fleuve, pour ces hauts peupliers chanteurs, que Charles IX avait choisi ce cabinet.
La fenêtre était grande ouverte, et un joli soleil d’avril épandait sur Paris ses nappes de lumière irradiée sous lesquelles la Seine semblait rire et cligner des yeux.
Au moment où nous pénétrons dans ce cabinet, où une quinzaine de personnes étaient rassemblées, le roi Charles IX, tenant à la main une arquebuse que venait de lui remettre son orfèvre-armurier Crucé, jetait de longs regards enivrés sur le paysage qu’il avait sous les yeux.
Nous prions nos lecteurs de ne pas oublier que ce roi qui porte devant la postérité le poids formidable du crime de la Saint-Barthélémy, que ce roi avait vingt ans, qu’il était à l’âge des poésies intenses, des générosités spontanées, qu’il aimait la chasse pour le plaisir de frôler la nature, qu’il était simple dans ses goûts comme dans son costume, qu’il adorait une jeune femme charmante, gracieuse, aimable, et qu’il en était adoré.
Nous qui avons interrogé ces spectres du passé, nous qui avons cherché à surprendre leur pensée réelle dans certaines attitudes, dans quelques gestes, dans quelques paroles intimes, nous indiquons ici le geste et l’attitude que Charles IX eut devant la magie poétique du décor qu’il découvrait.
Et comme son imagination était émue par ce spectacle, l’émotion se transmit au cœur, et il murmura doucement:
– Marie!…
– Sire, dit Crucé, le système nouveau de cette arquebuse permet de viser avec une justesse extraordinaire.
– Ah! vraiment! fit le roi qui, arraché à son rêve, tressaillit et se mit à examiner l’arme.
– Sans doute, reprit Crucé. Ainsi, par exemple, supposons qu’un ennemi de Votre Majesté passe en ce moment devant cette fenêtre. Supposons que c’est un de ces peupliers. Tirant d’ici, Votre Majesté l’abattrait sûrement et serait elle-même hors d’atteinte. Le roi veut-il en faire l’expérience?
– À quoi bon? Je n’ai pas d’ennemis, je pense! dit Charles IX, dont le front d’ivoire se plissa et dont le regard se troubla d’une inquiétude soudaine.
– Sûrement, Votre Majesté n’a pas d’ennemis, insista Crucé; mais cette arme est si merveilleusement juste…
– Soit! fit brusquement le roi.
Et il se mit à viser l’un des peupliers.
Les courtisans se rapprochèrent pour assister à l’expérience.
– Duc, reprit, le roi, voyez donc s’il ne vient personne sur la berge. Ce serait effrayant que pour essayer cette arquebuse, j’allasse tuer quelqu’un…
Le duc de Guise, à qui ces mots s’adressaient, s’empressa de se pencher à la fenêtre.
– Personne, sire! dit-il.
Alors le roi visa l’un des peupliers, qui se trouvait à une trentaine de pas de la fenêtre. Le jeune duc de Guise s’approcha, la mèche allumée.
– Allez! dit le roi.
Le duc approcha la mèche, l’explosion retentit, la chambre s’emplit de fumée.
– Touché! s’écria Crucé! Voyez, sire!… on voit d’ici la blessure faite au peuplier… Ah! c’est une arme admirable!
– Mais aussi, fit quelqu’un d’une voix nonchalante, mon frère est un tireur de premier ordre.
C’était le duc d’Anjou qui parlait ainsi.
Alors les courtisans renchérirent. Deux ou trois mignons d’Anjou qui étaient là battirent des mains.
– L’œil du roi est infaillible, s’écria Quélus.
– Le roi est le premier chasseur du royaume! ajouta Maugiron.
Et tout à coup, un personnage de mine assez sombre qui se tenait à l’écart, prononça en riant:
– Si par hasard, au lieu d’un peuplier, c’eût été un huguenot, le parpaillot serait maintenant ad patres !
– Bravo! Maurevert! s’écria un autre courtisan, Saint-Mégrin, qui depuis quelques jours, était passé du duc de Guise au duc d’Anjou.
Pendant que ces paroles s’entrecroisaient, le roi, pâle et agité soudain de frissons convulsifs, examinait d’un œil sombre «la blessure» faite au peuplier. Il remit brusquement l’arquebuse dans un coin, et dit gravement:
– Plaise au ciel que nous n’ayons jamais à tirer sur des peupliers vivants!…
Les courtisans s’inclinèrent, soudain silencieux. Et Charles IX appelant le vieux Ronsard qui causait avec Dorat, assis à l’écart, lui demanda:
– Et vous, qu’en pensez-vous, mon père?
Il l’appelait ainsi par affection, et aussi pour accorder au poète une sorte de distinction spéciale.
Il fallut répéter la question à Ronsard qui, comme on sait était parfaitement sourd, à ce point qu’il avait à peine entendu la détonation. On lui montra l’arquebuse, le peuplier, et lorsqu’il eut enfin compris la question:
– Je dis, sire, que c’est grand pitié de voir estropier ainsi un fils de la nature. Ce peuplier saigne, il pleure; n’en doutez pas, sire, et il se demande avec tristesse quel mal il vous a fait pour être ainsi traité.