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VI LA BONNE HÔTESSE

En se séparant de Crillon dans la plaine des Tuileries qui s’étendait au-delà de la Porte-Neuve, le chevalier de Pardaillan et le duc d’Angoulême passèrent au pied du moulin qui virait ses grands bras sur la butte Saint-Roch, longèrent les fossés et rentrèrent dans Paris par la porte Montmartre. Mais au lieu de se diriger à la Devinière comme l’avait proposé Pardaillan, ils traversèrent la ville, parvinrent dans la rue des Barrés située entre la Seine et Saint-Paul, et pénétrèrent dans une maison de bourgeoise apparence où, la veille, après leur rencontre avec Henri III, ils étaient descendus tout droit.

Cette maison appartenait à Marie Touchet, mère du jeune duc, et lui avait été donnée par Charles IX. Elle était donc toute pleine des souvenirs de ce roi mort si jeune, d’une mort si effrayante, après la sanglante tragédie de la Saint-Barthélemy.

Ces souvenirs, portraits, armes, cors de chasse, une toque et un pourpoint oubliés, un panneau de tapisserie qui portait en broderie la devise «Il charme tout», quelques livres des poésies de Ronsard annotés de la main royale, un gobelet de vermeil et d’autres menus objets, Charles d’Angoulême les contemplait, les touchait, avec des soupirs de mélancolie.

Si Charles avait entraîné Pardaillan jusque chez lui, c’est qu’il avait à lui raconter mille et mille choses qui pouvaient se résumer en une seule petite phrase:

– Je suis amoureux.

Charles, qui avait pour camarades une foule de jeunes seigneurs dans l’Orléanais et l’Île-de-France, ne se savait qu’un ami: Pardaillan. Et pourtant, ce Pardaillan, il ne le connaissait que depuis une dizaine de jours: un soir, le chevalier, venant on ne savait d’où et allant à Paris, était passé par Orléans et avait fait visite à l’amante du feu roi Charles IX. Marie Touchet avait pleuré en revoyant le chevalier dont la dernière visite remontait à plusieurs années, et qui, sans doute, faisait revivre en elle un passé d’une enivrante poésie. Elle l’avait accueilli comme un demi-dieu. Puis, elle avait raconté à son fils ce qu’elle savait de Pardaillan, et le jeune duc l’avait écoutée comme on écoute quelque héroïque passage d’un poème de chevalerie. Puis, lorsque le lendemain, après la scène où fut décidé son départ, Charles d’Angoulême s’était mis en route, Marie avait levé ses yeux suppliants sur le chevalier, comme pour lui dire:

– J’hésitais à laisser partir mon enfant… mais je n’aurai plus peur si vous lui accordez votre amitié.

– Madame, avait dit Pardaillan en baisant la main toujours belle de Marie Touchet, je vais à Paris où je compte séjourner quelque temps. J’espère que monseigneur le duc d’Angoulême voudra bien me compter parmi ses amis…

La mère de Charles avait compris ce qu’il pouvait y avoir de promesses dans ces mots et avait répondu par un regard où elle avait mis toute sa reconnaissance. Pendant la route, le duc s’était pris d’une sorte de passion pour son compagnon, dont il ne pouvait se lasser d’admirer l’allure insoucieuse, le rire sonore, les attitudes à la fois si aisées et si nobles, si simples et si éloquentes, la parole mordante, le calme et fin profil, les yeux audacieux et ironiques, enfin tout cet ensemble qui frappait du premier coup, qui faisait de Pardaillan un être à part, un de ces hommes qu’il est impossible de ne pas remarquer.

Enfin, la bagarre de la place de Grève, le geste étincelant du chevalier, le flamboiement de sa rapière devant la foule hurlante, l’éclat de cuivre de sa belle voix tonnant: Trompettes, sonnez la marche royale! cet épisode de Pardaillan faisant sortir de Paris par un coup d’audace les blessés de Crillon, les restes de la défaite des Barricades avait inspiré au jeune duc un sentiment qui tenait de l’étonnement émerveillé, du respect, de la timidité et aussi de la reconnaissance – puisque, sans le chevalier, il eût été purement et simplement occis.

Donc, Charles considérait Pardaillan comme son unique ami – autant qu’il pouvait se dire l’ami de celui en qui il voyait un héros digne du temps de la Table ronde.

Or, lorsque après avoir longtemps ruminé, il se décida le soir, à table, à parler de Violetta, lorsqu’il eut raconté la scène du matin dans la roulotte de Belgodère, lorsqu’il eut dit sa formelle intention d’aller le lendemain à l’Auberge de l’Espérance , lorsqu’il eut chanté son amour, il se trouva que Charles rencontra dans Pardaillan le plus fraternel, le plus spirituel, le plus parfait des amis que puisse rêver un amoureux. C’est-à-dire que cinq heures durant, avec une patience inaltérable, Pardaillan l’écouta sans l’interrompre, sans arrêter d’un seul mot les effusions de son cœur. Et lorsqu’il eut enfin terminé, et que timidement il demanda un conseil, le chevalier répondit en vidant son verre:

– Aimez-la, morbleu! et faites-vous aimer! Et soyez heureux, tous deux! Bohémienne ou princesse, du moment que vous l’aimez, elle est l’étoile qui vous guidera. L’amour, voyez-vous, monseigneur, c’est encore ce que les hommes ont trouvé de mieux pour faire semblant de s’intéresser à la vie!

Sur ces mots tant soit peu amers, Pardaillan s’alla coucher, non sans avoir annoncé à Charles qu’il se rendrait le lendemain matin à la Devinière , rue Saint-Denis, où il l’attendrait pour savoir le résultat de sa démarche auprès de Belgodère.

Quant à Charles transporté de joie, il regagna également son lit où, bien entendu, il ne put fermer l’œil de la nuit, en sorte qu’à l’aube, il était debout, et que vers sept heures il sortait… Le jeune duc sentait son cœur battre avec une douce violence… Une sorte de frémissement le secouait lorsqu’il évoquait l’image si pure et si harmonieuse de celle qu’il aimait de toute son âme…

– La revoir! murmura-t-il en s’élançant enivré, la revoir et lui dire… oserai-je?…

Pardaillan, lui, dormit comme un homme qui pour l’instant n’a rien de mieux à faire. Et au matin, vers neuf heures, il se rendit, comme il l’avait dit, à la Devinière , célèbre rôtisserie où jadis Rabelais avait fait des siennes, où plus tard avaient fréquenté les poètes de la Pléiade, et qui était alors le rendez-vous de la haute société galante qu’attiraient la solide réputation des petits pâtés de la maison et la beauté de l’hôtesse.

Lorsque le chevalier de Pardaillan gravit, non sans une sourde émotion, les quatre marches du perron de la Devinière et qu’il s’assit dans un coin obscur de la grande salle commune, cette hôtesse, les bras nus jusqu’aux coudes, le visage tout rose devant la haute flamme claire de la cuisine, le teint animé, les yeux brillants, surveillait justement deux ou trois rangs de bécassines et de sarcelles des marais de la Grange Batelière qui tournoyaient gravement et se doraient au feu, tandis qu’un chien de berger à poil rude et fauve, couché en rond non loin de l’âtre, considérait lesdites volailles d’un œil rêveur. Ce chien avait d’ailleurs un air de béatitude et de satisfaction qui sentait son chien gras, poli, revenu des illusions, philosophe, n’aspirant plus qu’au repos.

Huguette, la patronne de la Devinière , avait à cette époque un peu plus de trente-trois ans, ce qui est l’âge où les beautés à la Rubens sont dans le plein épanouissement de leur splendeur; mais soit que son heureuse nature l’eût garantie de cet embonpoint qui fait que la plus jolie femme se transforme en commère, soit que sa notoire sagesse lui eût conservé cette fleur de la deuxième jeunesse plus charmante peut-être que la première, soit enfin pour tout autre motif, Huguette paraissait à peine vingt-six ans; sa taille avait gardé de la ligne, ses traits avaient une finesse que plus d’une grande dame leur eût enviée, et ses yeux veloutés, naïfs et tendres s’éclairaient d’un lumineux sourire.

Tout à coup, le chien roux leva le nez, avec un tressaillement; puis ses yeux bruns dorés s’emplirent d’une sorte d’angoisse, et il se dressa subitement sur ses pattes en reniflant…

– Eh bien, vieux Pipeau, fit Huguette, que se passe-t-il donc?

Le chien répondit par un jappement où il y avait une joie folle, de l’étonnement, et du doute encore, puis, remuant avec frénésie son moignon de queue, se précipita comme une flèche dans la salle commune. Huguette saisit dans ses deux bras une pile d’assiettes et pénétra à son tour dans la salle pour commencer à disposer le couvert sur quelques tables destinées à des gentilshommes…

Au même moment, elle entendit Pipeau – le chien de berger – qui se répandait en gémissements brefs, en plaintes délirantes de joie.

Et Huguette le vit qui se roulait, tourbillonnait sur lui-même, exécutait mille extravagances, et enfin, avec un profond soupir, reposait sa tête sur les genoux d’un homme qui lui parlait doucement et lui prodiguait des caresses. Huguette s’arrêta net, ses yeux agrandis, fixés sur l’étranger. Elle pâlit.

– Jésus! murmura-t-elle, est-ce que ce serait…

À l’instant, le chevalier leva la tête et elle le reconnut.

– C’est lui!…

On entendit un grand bruit de vaisselle brisée qui fit accourir les servantes: c’était Huguette qui, pour porter la main à son cœur, venait de lâcher sa pile d’assiettes. Elle s’avança, le sein palpitant, et d’une voix faible:

– Mon Dieu! monsieur le chevalier… est-ce bien vous?…

Pardaillan se leva vivement, contempla une seconde l’hôtesse avec un sourire attendri, puis lui saisit les mains, et au grand ébahissement des servantes qui n’avaient jamais vu leur patronne permettre à personne une pareille familiarité, l’embrassa sur les deux joues.

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