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XXX VIOLETTA

Lorsque Fausta atteignit l’abbaye de Montmartre, tout était obscur et silencieux. Mais l’un des cavaliers ayant heurté la porte d’une certaine façon, le double vantail ne tarda pas à s’ouvrir tout grand. Des lumières apparurent. Fausta ayant mis pied à terre se fit conduire à l’appartement de l’abbesse qui, prévenue en toute hâte de cette visite nocturne, s’habillait.

– La prisonnière? demanda Fausta d’une voix qui étonna Claudine par sa vibration d’inquiétude.

– Elle est toujours là, madame, rassurez-vous…

– Faites-la venir… ou plutôt non, conduisez-moi près d’elle.

Simplement, l’abbesse prit un flambeau et se mit à précéder Fausta qui, d’un geste impérieux, avait renvoyé deux religieuses qui assistaient à cette scène.

Claudine descendit l’escalier, passa sous la voûte, entra dans les jardins et atteignit enfin cette partie enclose de palissades qui formait comme une prison dans une prison. Elle ouvrit la barrière avec une clef qu’elle avait sur elle et parvint au logis qui abritait Violetta sous la garde de Belgodère. Le bohémien ne dormait jamais que d’un œil. Il entendit donc les pas de Claudine et de Fausta, si légers qu’ils fussent, et se jetant à bas du lit de camp où il sommeillait tout habillé, alla ouvrir la porte en grondant:

– Qui va là?…

Mais comme, en disant ces mots, il entrouvrait, il reconnut aussitôt l’abbesse, et rengainant le poignard qu’il avait saisi à tout hasard et grâce à une habitude invétérée chez lui, il s’inclina profondément.

– La prisonnière? répéta Fausta avec cette même émotion que Claudine avait déjà remarquée.

Belgodère la reconnut à la voix; il se courba cette fois jusqu’au sol.

– Ce qu’on me donne à garder, dit-il, je le garde. La prisonnière est là!…

Il s’était redressé et du doigt montrait une porte verrouillée.

– Entrons! dit Fausta d’un ton bref.

Elles pénétrèrent dans le logis sommairement meublé d’un petit lit de camp, d’une table et de deux chaises, le tout éclairé par une torche. Sur la table, de nombreuses bouteilles, les unes vides, les autres pleines, attestaient que le bohémien cherchait à adoucir les ennuis de son métier de geôlier comme il pouvait. Claudine tira les verrous de la porte qu’avait désignée Belgodère. Fausta prit alors le flambeau et dit:

– J’entrerai seule…

Et elle pénétra dans la pièce où Violetta était enfermée.

À ce moment, d’une soupente qui dominait la première pièce où Claudine et Belgodère attendaient, surgit une tête effarée, au profil burlesque, aux cheveux noirs et plats, aux yeux arrondis par la frayeur et la curiosité. Cette tête, c’était celle de Croasse.

Croasse dormait dans la soupente, sur un tas de paille. De ce poste élevé, il dominait la chambre, et lui aussi ne dormait que d’un œil. Croasse vit donc entrer Claudine et Fausta. Il vit Fausta pénétrer dans la pièce qui servait de prison à Violetta. Lui aussi se demanda ce que signifiait cette visite nocturne. Il se demanda surtout si tout cela n’allait pas se terminer par une volée de coups de trique à lui administrée par le prodigue Belgodère. Ne trouvant aucune réponse, il prit le parti d’attendre, en retenant sa respiration, de peur d’attirer sur lui l’attention de Belgodère…

Le bohémien à ce moment ne songeait guère à lui, d’ailleurs; toute son attention était concentrée sur la pièce voisine, où Fausta, le flambeau à la main, venait de disparaître en refermant la porte derrière elle.

Fausta avait déposé sur un meuble le flambeau qu’elle tenait à la main. Un rapide coup d’œil autour d’elle lui montra la pièce misérable, sans fenêtre, plus triste vraiment qu’une prison. Sur un vieux canapé, car il n’y avait pas de lit dans ce réduit, Violetta dormait toute habillée. Fausta la contempla ardemment. Lentement, elle détacha son masque et le laissa tomber à ses pieds.

– Belle, murmura-t-elle, certes! Une figure d’ange. Le front pur de Léonore de Montaigues et la lèvre fière des Farnèse. Elle est digne vraiment de ce héros de chevalerie qui s’appelle Pardaillan. Comme il doit l’aimer!… Et comme il doit souffrir d’être séparé d’elle!

Ces paroles ou plutôt ces pensées firent pâlir Fausta.

– Eh bien! qu’il souffre donc, puisqu’il s’est mis en travers de ma route. Quoi! j’aurais jusqu’ici marché au but sublime avec la victorieuse et sereine volonté que rien n’arrête, j’aurais passé comme l’envoyé de Dieu, courbant les têtes, brisant les orgueils, sapant les puissances, soufflant sur les trônes qui s’écroulent, chassant des rois, soulevant un royaume entier, et il se trouvera un homme, un seul, qui aura pu me dire en face: «Tu n’iras pas plus loin!…»

Fausta palpitait. Ses mains s’étaient étendues vers Violetta, crispées, prêtes à s’incruster dans sa gorge. Et elle comprenait qu’elle se mentait à elle même. Prétextes!… Elle ne haïssait Pardaillan ni pour l’affaire de la place de Grève, ni pour l’affaire du moulin. Le haïssait-elle seulement?…

Ah! elle ne le sentait que trop dans cette minute: ce qu’elle haïssait, c’était cette Violetta qu’elle supposait aimée de Pardaillan. Le sentiment qui se déchaînait en elle, c’était la jalousie!… Le marbre s’amollissait!… Le bronze de ce cœur se faisait malléable… L’envoyée de Dieu devenait une femme, et l’ange repliant ses ailes fulgurantes tombait et touchait terre.

Fausta cacha son visage dans ses deux mains. Une douleur affreuse l’étreignit… La pire douleur… La douleur de la honte… et elle haleta:

– Je ne suis plus moi!…C’est donc un rêve insensé que j’ai fait lorsque je me suis juré que jamais mon cœur ne connaîtrait le sentiment féminin! C’est donc une chose impossible et surnaturelle qu’une femme puisse passer dans la vie sans aimer!… Alors que je cherche dans ma pensée l’étincelle sacrée qui devait faire de moi la guerrière de Dieu, la vierge inaccessible, je n’y trouve que le plus bas, le plus pauvre, le plus féminin des sentiments… la jalousie!… Jalouse, moi! Grand Dieu!…

À ce moment, Violetta s’éveilla. Elle vit ce jeune homme – Fausta était vêtue en cavalier – qui pantelait, le visage dans les deux mains, et semblait lutter contre une terrible et mystérieuse souffrance. Ses grands yeux bleus s’emplirent de pitié.

Et elle apparut, la vivante antithèse de Fausta, tout amour, elle!… tout entière faite et destinée pour l’amour…

Violetta ne s’étonna ni ne s’effraya de voir un jeune homme si près d’elle, la nuit. Si elle était l’amour même, elle était aussi l’innocence qui ne redoute pas le danger.

Il n’existait pour elle qu’un homme au monde… Et cet homme, dont elle ne savait même pas le nom, elle ne le revoyait que les bras chargés de lys et de roses, répandant des fleurs sur le corps de la pauvre morte, apparition inoubliable qu’elle évoquait comme elle eût prié.

Sa main fine toucha le bras de Fausta. Et d’une voix de compassion charmante:

– Qui êtes-vous? demanda-t-elle. Êtes-vous comme moi une victime?… Êtes-vous… Ah!…

Ce dernier cri soudain s’exhala dans une angoisse d’épouvante et d’horreur, et d’un bond, elle fut debout, s’acculant à l’angle le plus sombre de la pièce: Fausta, touchée au bras, avait violemment tressailli, ses deux mains étaient tombées, son visage ravagé par la passion apparaissait en pleine lumière, et Violetta la reconnaissait…

Mille pensées flamboyèrent dans l’esprit de Fausta. Mille paroles ardentes se pressèrent sur ses lèvres, des insultes peut-être, ou des cris de douleur… car à ce moment, elle n’était plus Fausta la Vierge sacrée, Fausta la Souveraine, Fausta l’élue du Conclave secret… elle était seulement la descendante de Lucrèce Borgia. Et toutes ces pensées, toutes ces paroles, plaintes, insultes, jalousie, fureur, passion déchaînée, tout cela se traduisit par un seul mot jeté dans un cri rauque, incompréhensible:

– Venez!…

Venir!… Où?… Que voulait-elle donc en faire?… Quelle atroce et sombre résolution de la prendre, de l’emporter, de la jeter à quelque supplice, d’assister à son agonie!…

– Venez!…

Et comme Violetta tremblante n’obéissait pas, Fausta recula jusqu’à la porte. Dans ce court instant, par un prodige d’effort, elle reconquit la sérénité du visage…

– Une litière, à l’instant, dit-elle à Claudine: qu’elle attende près de la grande porte.

L’abbesse s’élança. Fausta se tourna vers Belgodère.

– Prends cette fille, dit-elle, et amène-la à la litière. Tu y monteras avec elle. Tu m’en réponds sur ta vie pendant le trajet.

– Où donc ira la litière? demanda Belgodère avec un frémissement.

– À la Bastille! répondit sourdement Fausta.

Belgodère entra dans ce réduit et marcha droit à Violetta, et lui aussi de ce même ton rauque prononça:

– Viens!…

En même temps, il la saisit, et en lui-même grommela:

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