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XXXVIII LE TRIBUNAL SECRET

Combien de temps demeura-t-il sans connaissance?… Il n’en eut pas conscience. Lorsqu’il revint à lui, il se sentit ranimé par une impression de fraîcheur, en même temps qu’il éprouvait des secousses de cahots. Chaque secousse déchirait un peu plus ses chairs gonflées par les cordelettes. Mais il ne s’en apercevait pas… il songeait à Violetta.

Où le conduisait-on?… Il ne savait. Il comprit seulement qu’il avait dû être transporté sur une charrette pendant son évanouissement, et qu’on avait attendu la nuit pour le transporter. De là, cette impression de fraîcheur qui, à travers le sac solidement maintenu sur sa tête, baignait son front brûlant de fièvre.

Par qui, pour qui avait-il été saisi? Le sac jeté sur sa tête le mit sur la voie: c’était là une manœuvre familière aux gens de Fausta. Il frémit. Non pour lui-même… Que pouvait Fausta?… Le tuer? Mais il était décidé à se tuer lui-même!… Mais Violetta?… Est-ce que l’infernale Fausta n’avait pas retrouvé sa trace, à elle aussi?… Il se rassura peu à peu, ayant reconstitué le guet-apens: il lui sembla évident qu’on l’avait attendu au logis de la place de Grève et qu’on ignorait d’où il venait… Alors il sourit.

Tout à coup, la charrette, le véhicule quelconque qui le transportait, s’arrêta. Claude fut saisi par une douzaine d’hommes qu’il ne voyait pas. Il entendit résonner un marteau de bronze sur une porte, et il frissonna: le marteau avait résonné sur du fer, et il reconnaissait ces échos sinistres: il comprit dans quel antre on l’entraînait: il était bien le prisonnier de celle qu’il avait appelée sa Souveraine!… de Fausta!…

Claude, porté à bras, sentit qu’on s’arrêtait encore et qu’on ouvrait une porte verrouillée, puis qu’on le déposait précipitamment, qu’on le jetait sur un tapis… puis la porte se referma… Alors, il entendit comme un cri d’étonnement… Des pas pressés près de lui froissèrent le tapis… une main rapide et légère trancha les liens de ses jambes, puis les liens des bras, puis la corde qui maintenait le sac, puis le sac fut enlevé, arraché, et quelqu’un, celui qui venait de le délivrer et qui se trouvait à genoux près de lui, ce quelqu’un eut une sourde exclamation:

– Claude! Vous! Vous ici!…

Les yeux de Claude éblouis par une vive lumière s’étaient fermés. Il croyait rêver. Au son de cette voix qu’il crut reconnaître, il rouvrit les yeux et, à son tour, il murmura:

– Le cardinal prince Farnèse!…

Le cardinal était agenouillé près de lui. Claude essaya de se soulever, mais ses membres étaient comme brisés par les cordes qui l’avaient lié pendant des heures. Il fixa sur Farnèse un regard d’inexprimable étonnement.

– Où sommes-nous, râla-t-il.

– Ne vous en doutez-vous pas! dit Farnèse d’une voix sombre. Où sommes-nous, sinon chez celle que le démon m’a entraîné à servir, chez celle qui passe, semant la mort sur la route, pareille au génie du mal déchaîné parmi les hommes!…

– Fausta! gronda Claude qui parvint à se mettre debout. Je l’avais deviné! Mais vous êtes donc prisonnier, vous aussi?

– J’ai été saisi au moment où je quittais le logis de la place de Grève…

– Et moi au moment où j’y retournais pour vous chercher…

– Ma fille! haleta Farnèse.

– Sauvée! Je voulais vous conduire près d’elle…

– Vous!…

– Moi!

Farnèse baissa la tête devant le bourreau qui le considérait d’un regard empli d’une ineffable sérénité.

– Vous étiez le père, murmura Claude. Et pour le bonheur de l’enfant, il lui fallait un père qui ne fût pas le bourreau.

Deux larmes brûlantes s’échappèrent des yeux de Farnèse… et ces larmes, le bourreau les dévora des yeux comme si elles eussent rafraîchi les pensées brûlantes qui flamboyaient dans son cerveau. Doucement, il frottait ses poignets endoloris et murmurait:

– Autrefois, quand je serrais avec des cordes les membres des patients que je devais exécuter, je serrais sans songer au mal que je faisais; plus je voyais les chairs se gonfler autour des cordes, plus j’étais satisfait…

– Voyons, dit Farnèse d’une voix tremblante, vous disiez qu’elle est sauvée… répétez-le… vous disiez cela…

– Elle est sauvée, rassurez-vous…

– Et que vous vouliez me conduire près d’elle?… Je ne rêve pas?… Vous disiez bien cela?…

– Oui, je vous raconterai en détail toute l’aventure; pour le moment, il faut songer à sortir d’ici… Une porte en chêne… bon!… des barreaux à la fenêtre… bon, bon! Nous verrons bien… Avant tout, il faut que je reprenne des forces; donnez-moi à manger!

– À manger? balbutia Farnèse en passant la main sur son front.

– Oui, je meurs de faim… et surtout de soif… donnez-moi à boire… un peu d’eau fraîche me remettra tout à fait…

Farnèse saisit le bras de Claude.

– Je suis ici depuis ce matin, cette porte de chêne ne s’est ouverte que tout à l’heure lorsqu’on vous a jeté ici, presque dans mes bras… Moi, je n’ai pas faim encore… mais la soif me dévore… j’ai tous les feux de l’enfer dans la poitrine.

– Eh bien? répéta Claude.

– Eh bien, il n’y a ici ni à manger, ni à boire… pas un morceau de pain… pas une goutte d’eau!…

– Mais on va venir, sans doute… Attendons… et même… peut-être sera-ce le moyen de délivrance… voyons, êtes-vous fort?…

À ce moment, et avant que Farnèse eût pu répondre, la lampe suspendue très haut au plafond s’éteignit subitement, grâce à quelque mécanisme manœuvré du dehors. Les deux prisonniers demeurèrent silencieux, frémissants, en proie à cette épouvante spéciale qui s’empare des sens au moment où on attend quelque horrible événement.

Un léger délie se fit entendre; il sembla à Farnèse et à Claude qu’un panneau de muraille glissait: une faible et pâle lumière éclaira soudain l’obscurité profonde, et alors un fantastique spectacle, une vision de rêve leur apparut…

Tout un panneau de la pièce où ils étaient enfermés semblait avoir disparu!… À la place de ce panneau, une grille se montrait, une grille qui, allant du plancher au plafond, était infranchissable, une grille composée d’épais barreaux carrés. Et de l’autre côté de cette grille, c’était une pièce de vastes dimensions, éclairée très faiblement par de rares flambeaux qui projetaient autour d’eux une lueur triste, insuffisante à dissiper les ténèbres… Au milieu de cette salle dont la grille les séparait, le cardinal et le bourreau, immobiles de cette stupéfaction qui confine à l’horreur, virent une mise en scène fabuleuse par la splendeur de l’ensemble et l’harmonie des détails…

Au milieu de cette salle s’élevait une estrade tendue de velours incarnat et surmontée d’un dais de soie brochée à reflets rouges et à broderies d’or. Les tentures de ce dais retombant en arrière de l’estrade en plis chatoyants formaient un fond d’un rouge de flamme sur lequel ressortait en un étrange relief la somptueuse et sombre beauté de Fausta…

Fausta, immobile sur un trône d’ivoire incrusté d’or, vêtue de ses habits pontificaux, longue robe d’une éclatante blancheur, dont la traîne à borderies d’or bouillonnait jusqu’au pied de l’estrade comme des vagues d’écume où étincelle de soleil en paillettes fulgurantes, manteau de velours blanc, où chatoyait la broderie des deux clés symboliques, le front ceint de la tiare d’or surmontée d’une croix faite de rubis monstrueux qui jetaient ses feux funèbres, les pieds posés sur un vaste coussin de satin blanc, Fausta drapée avec une admirable entente de l’harmonie dans ce costume d’une grandiose opulence, Fausta sculpturale, hiératique, éclatante de majesté dans la pompe de ce décor énigmatique, Fausta dont les cheveux se déroulaient sous la mitre en torsade d’ébène, Fausta dont le visage fatal s’illuminait du rayon funeste de ses yeux noirs, Fausta entourée de quatre porte-éventails qui inclinaient sur sa tête les touffes blanches de leurs plumes vaporeuses, tandis qu’au pied de l’estrade six robes rouges de cardinaux, douze robes violettes d’évêques s’alignaient dans une immobilité de saints de cathédrale, tandis qu’à droite et à gauche de la salle le double rang d’hommes d’armes couverts d’acier et appuyés sur les hallebardes semblait un alignement de cariatides étincelantes, Fausta, dans ce décor inouï de majesté, de force et de gloire, apparaissait comme l’idéale expression de la souveraineté pontificale.

Papesse!…

Elle était la Papesse formidable et glorieuse qui daignait, dans cette lueur confuse des candélabres, dans ce demi-jour propice aux visions de rêve, se montrer en toute sa splendeur. Une quarantaine de gentilshommes, tous debout, le chapeau bas, se tenaient en arrière de son trône. Et il régnait sur cette assemblée un silence terrible…

Ni le chant des orgues, ni la voix des trompettes, ni la psalmodie des prières n’animaient cette scène étrange. Il semblait que c’était là un conclave de fantômes qui sortis un instant de l’ombre allaient rentrer dans la nuit du néant.

C’était magnifique et c’était effroyable.

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