Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

XXXV L’ÉPOPÉE

Le duc de Guise et sa brillante escorte avaient mis pied à terre près de l’échafaud qui avait été préparé pour eux: les chevaux furent massés sur le côté gauche, tenus en main par des valets; il y avait un valet pour six chevaux. Sur le côté droit se rangèrent les gardes et les hérauts qui, de leurs trompettes pavillonnées de velours aux armes de Lorraine, jetaient de minute en minute une fanfare stridente aux échos de la Grève.

Au moment où le flot de gentilshommes, dans un bruissement soyeux des manteaux de satin monta les marches de l’estrade, un page aux couleurs de Guise prit place parmi les pages du duc. Celui-ci ayant salué une fois encore la foule immense qui l’acclamait s’assit dans un fauteuil plus élevé que les sièges réservés aux gentilshommes. Derrière le fauteuil se rangèrent les huit pages, le poing sur la hanche. Ils ne témoignèrent aucune surprise à voir ce neuvième page se glisser parmi eux et prendre d’autorité la place d’honneur, c’est-à-dire se poster juste derrière le duc, de façon à toucher presque le dossier du fauteuil. Ou, s’ils furent surpris, ils n’en laissèrent rien voir, car la rigoureuse étiquette de l’hôtel de Guise leur défendait toute parole, tout signe, tout geste lorsqu’ils étaient en cérémonie.

En arrière des pages prirent place Maineville. Bussi-Leclerc, Maurevert, M. de Montluc et Bois-Dauphin, et La Chapelle-Marteau, Rolland, Neuilli, Jean Lincestre, curé de Saint-Gervais, et la foule des gentilshommes, escorte royale de ce chef qui n’osait être roi. En sorte que l’estrade présentait un coup d’œil fastueux et que les acclamations du peuple redoublaient d’intensité et d’enthousiasme.

Tout à coup, Guise pâlit. Les gentilshommes de l’estrade frémirent et se levèrent. D’un groupe nombreux et discipliné, massé au pied de l’estrade, un nouveau cri venait de se lever. Et ce cri, on le poussait sur un signe que venait de faire le page inconnu placé derrière le fauteuil du duc. Et c’était, hurlé d’une voix terrible, impérieuse, ce cri qui effara un instant tout ce monde:

– Vive le roi!…

– Vive le nouveau roi de France!…

Les gentilshommes de l’estrade hésitèrent une seconde, les yeux braqués sur Guise, puis entraînés, se levèrent, se découvrirent et d’un seul coup, tonnèrent:

– Vive le roi!…

– Vive le roi! Vive le roi! répéta la multitude exaltée, délirante, affolée.

Le page se pencha sur le dossier du fauteuil, et tandis que Guise balbutiait d’indistinctes paroles, murmura d’une voix ferme:

– Roi de Paris, voici l’occasion d’être roi de France!…

Le duc se retourna vivement, secoué jusqu’au fond de l’être par cette voix vibrante:

– Vous, madame! Vous, princesse Fausta! ici! sous ce costume!…

– Je suis où vous êtes, et peu importe le costume, puisque je porte votre blason. Duc, agirez-vous, aujourd’hui! Ce peuple, tout à l’heure, va vous porter sur ses épaules jusqu’au Louvre, si vous le voulez!…

– Princesse! balbutia Guise éperdu.

– Vive le roi! Vive le roi! rugissait le peuple dans un large roulement de tonnerre.

– Non, pas princesse! dit Fausta immobile à son rang de page, tandis que le duc se retournait vers le peuple et saluait. Celle qui vous parle n’est pas en cette solennelle minute la princesse Fausta. C’est l’élue du conclave secret! c’est l’ouvrière du grand œuvre qui se dresse en face de Sixte Quint! c’est celle qui vous parle au nom de Dieu!… Duc, roi, écoutez la voix de Dieu!…

– Vive le roi! Vive le roi! délirait la multitude déchaînée, tourbillonnant autour de l’estrade en vagues monstrueuses.

– Obéirez-vous à l’ordre qui tombe du ciel! poursuivait Fausta d’une voix âpre et profonde. Tout est prêt, duc! L’archevêque de Lyon et le cardinal votre frère, sont à Notre-Dame. Mayenne est au louvre. Brissac attend avec six mille hommes d’armes. Duc, tout à l’heure, après le supplice qui va exalter l’âme de ce peuple, marchez sur Notre-Dame, et dans une heure, vous êtes sacré roi de France!…

– Oui! Eh bien, oui! fit le duc haletant, ébloui, transporté.

– Et alors, vous marchez sur le Louvre, duc!… Et ce soir, roi de France, vous couchez dans le lit d’Henri de Valois…

– Oui! oui! répéta le duc de Guise qui, à ce moment, se dressa tout debout et salua longuement comme s’il eût enfin accepté cette royauté que lui offrait tout un peuple.

Alors, sur l’estrade et autour de l’estrade, sur toute la place rugissante, ce ne fut qu’une énorme clameur, tandis que des milliers de bras frénétiques agitaient des chapeaux ou des écharpes et que de toutes les fenêtres tombait une pluie de fleurs.

– Vive le roi! Vive le roi!…

Fausta leva au ciel un regard flamboyant comme pour le prendre à témoin des grandes choses qui allaient s’accomplir. À ce moment, du fond de la rue Saint-Antoine, arriva jusqu’à la place une rumeur sinistre.

– Les voilà! Les voilà!…

Les cris de mort, dès lors, se mêlèrent aux acclamations.

– Vive le roi!… Mort aux huguenots!…

– Vive le pilier de l’Église!… Mort aux hérétiques!…

Les deux condamnées apparurent à l’encoignure de la place et furent saluées par un hurlement sauvage, immense, capable de donner le frisson. Chacune d’elle était entourée d’un fort peloton d’archers. Celle qu’on appelait Madeleine Fourcaud marchait la première, à plus de cinquante pas de celle qu’on appelait Jeanne Fourcaud, les deux troupes ayant été séparées par de larges afflux de peuple.

Guise venait de reprendre place dans son fauteuil. Derrière, sur lui, se penchait à demi Fausta, pareille, en cette minute, à l’ange de la mort. Les yeux de Guise, les yeux des gentilshommes de l’estrade, les yeux de la multitude étaient braqués sur Madeleine Fourcaud qui, la première, faisait son entrée sur la place.

– Belle fille! dit Guise.

Autour de lui on se mit à rire. Elle était belle, en effet, avec ses longs cheveux noirs, sa peau brune et mate, dorée, semblait-il, comme si elle eût été la descendante de quelque gitane. Et cette apparence même achevait d’exaspérer la foule.

– À mort! À mort!… À la hart!… Au bûcher!…

L’énorme hurlement funèbre se déchaîna plus violent, plus âpre, plus sauvage… Madeleine atteignait le bûcher qui lui était destiné!… Madeleine!… Flora… la fille aînée de Belgodère…

Elle jeta autour d’elle un regard mourant qu’emplissait la suprême angoisse de la mort. Au même instant, elle fut saisie, harponnée par les mains de deux aides, enlevée, accrochée par le cou, et une acclamation furieuse retentit: Madeleine Fourcaud, vêtue de sa longue tunique blanche, se balançait au bout de la corde… Dans la même seconde, dix, vingt, cinquante forcenés se ruaient sur le bûcher, arrachaient les torches aux mains des bourreaux trop lents, et les jetaient dans les fascines.

Une fumée blanche s’éleva, très droite, vers le ciel, puis, presque aussitôt, les flammes écarlates déchirèrent cette fumée. La tunique s’enflamma et tomba, retenue qu’elle était par un simple ruban: le corps de Madeleine apparut dans la sinistre impudeur de cette nudité faite par les flammes, uniquement vêtue dès lors de ces voiles rouges du feu qui l’enveloppait…

Guise regardait et répétait:

– Belle fille, par ma foi! belle…

Le dernier mot s’étrangla dans sa gorge. Son visage devint livide, comme s’il eût été frappé d’un mal foudroyant. Sa bouche ouverte pour jeter un cri d’épouvante ne laissa passer aucun son. Ses yeux exorbités venaient de se fixer sur la deuxième condamnée qu’on traînait à son bûcher.

– À l’autre! hurlait le peuple.

Et cette autre, Guise la voyait! Guise affolé, frappé de stupeur et d’horreur, la reconnaissait!… Cette autre, vêtue aussi de la longue tunique blanche, c’était celle qui hantait ses rêves, dont l’image vivait en lui, celle qu’il aimait enfin d’une passion irréfrénable, c’était Violetta!…

Toute blanche dans sa robe blanche, auréolée de ses cheveux d’or, elle marchait, sans comprendre peut-être, et ses yeux d’un bleu presque violet erraient avec une douceur étonnée sur ce peuple qui hurlait la mort. Tout à coup, elle vit le gibet! Elle vit le bûcher! Elle vit le corps de Madeleine qui tournoyait dans les flammes. Elle eut un geste d’indicible terreur et elle se raidit…

Guise poussa un rauque soupir. Comment Violetta était-elle là, près du bûcher, à la place de Jeanne Fourcaud! Il ne se le demanda pas. Il ne vivait plus. Il n’y avait plus en lui qu’une pensée: la sauver! la sauver à tout prix! Il se souleva à demi, prêt à jeter un ordre…

– Qu’allez-vous faire? gronda à son oreille une voix qu’il reconnut.

Guise se tourna, hagard, vers Fausta, et incapable de prononcer un mot, d’un geste fou, lui montra Violetta.

– Je sais! dit Fausta avec une effrayante froideur. Elle est condamnée. Il faut qu’elle meure…

– Non, non! haleta Guise.

102
{"b":"88694","o":1}