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XXXIII LA CHEVALIÈRE

Fausta, longtemps, demeura immobile, s’absorbant, se pétrifiant pour ainsi dire; seulement, dans ce visage où ne courait pas un frisson, où ne tressaillait pas un muscle, le drame effrayant de la pensée montait à fleur de peau en plaques livides; cette lividité peu à peu gagnait toute la figure qui prenait une couleur de cendre; et les yeux fixes, larges, profonds, grands ouverts, jetaient des feux sombres.

Fausta, jusqu’à cette minute, avait lutté contre la passion. Maîtresse de ses sentiments, forte comme une illuminée qui vit au-dessus ou à côté de la vie, elle avait méprisé les premiers avertissements de l’amour. Maintenant la tempête d’amour grondait en elle. Emportée par le souffle qui emporte toute l’humanité, toute la vie des êtres et des choses, elle se débattait en vain. Sa pensée rugissait. Son cœur sanglotait. L’étonnement, la rage, la honte, la révolte, l’abattement, tour à tour, passaient en hurlant et en gémissant dans son âme. Et maintenant, courbée, déchue de sa propre magnificence, les ailes brisées, elle râlait un cri sublime qu’elle exécrait parce que c’était un cri humain: «J’aime! oh! j’aime!»

Alors, elle chercha à raisonner. De pitoyables raisonnements, comme tous ceux de l’amour dont l’essence même est de ne pas raisonner. «Peut-être, songea-t-elle, suis-je simplement jalouse; un mal dont je puis me guérir par quelque rude opération… Jalouse? De qui? De la petite bohémienne! De la fille de Farnèse! Maudit soit le jour où j’ai connu Farnèse!… Eh bien!… mais la voici l’opération qui doit me guérir! Violetta, demain matin, va mourir… Elle morte, serais-je encore jalouse?

La jalousie tuée, elle aurait bon marché de l’amour. Si Violetta meurt, elle arrivera à étouffer le souvenir de Pardaillan!» Voilà ce qu’elle imaginait.

Et comme elle s’affirmait ces choses délirantes, comme elle sentait sa pensée vaciller et tituber dans cette marche incertaine, soudain un tableau se forma devant ses yeux.

Elle était à la fenêtre de la maison sur la place de Grève. Le ciel était radieux. Des parfums enivrants montaient jusqu’à elle, des éventaires des marchandes de fleurs. Une foule énorme roulait sur la place… Guise apparaissait, parmi des acclamations… puis les trompettes sonnaient une fanfare, et Crillon apparaissait…

Et alors, elle revoyait l’épisode… un homme tenait tête au roi de Paris et semblait, de son regard, faire refluer la foule menaçante… et Pardaillan, la rapière haute vers le ciel, marchait à travers la multitude qui tourbillonnait… C’est là qu’elle l’avait vu pour la première fois! C’est ainsi qu’elle le revoyait!… C’était de là que datait son amour!… Dès cette minute, elle avait aimé le héros!… Fausta, immobile jusque là, baissa la tête et poussa un profond soupir.

– Je l’aimais déjà, râla-t-elle au fond d’elle-même. Violetta morte, je l’aimerai encore!…

– Ma chère souveraine, murmura à ce moment Myrthis, une de ses suivantes préférées, vous êtes bien pâle et il est bien tard… Ne songez-vous pas à vous reposer?

– Pourquoi demeurez-vous ainsi? dit à son tour Léa, comme si vous étiez changée en statue, et comme si vos yeux regardaient l’enfer?…

Fausta releva la tête; son regard s’adoucit graduellement; elle fit un geste très doux et très impérieux à la fois. Les deux suivantes, habituées à l’obéissance passive, se retirèrent et Fausta, demeurée seule encore, reprit le cours de son affreuse méditation. Elle cherchait une conclusion digne d’elle. Jamais jusqu’alors dans la vie étrange, fabuleuse, fantastique qui était sa vie, elle n’avait eu de longues hésitations: l’acte chez elle, suivait toujours immédiatement la pensée. Cette conclusion qu’elle s’imposa, nous la donnons ici comme une preuve de son intrépidité d’âme:

– J’aime, dit-elle. Ceci est avéré. Si affreuse que soit l’aventure, rien ne peut faire qu’elle ne soit pas; j’aime ce Pardaillan, moi qui ai souri de l’amour que m’offraient les plus beaux gentilshommes de Rome, de Milan, de Florence… partout où j’ai passé, j’ai provoqué des passions; quand je regarde derrière moi, je vois un sillage d’amour. Et moi qui n’ai jamais aimé, je suis frappée à mon tour… j’aime cet homme qui m’a regardée en face…

Elle haletait. Elle souffrait vraiment une torture physique devança la décision qu’elle prenait.

– Je ne dois pas aimer!… Ceci est une épreuve que m’impose l’Esprit suprême, et dont je dois sortir victorieuse. Une âme comme la mienne n’est pas faite pour d’ordinaires passions: j’aimerai cet homme tant qu’il vivra. Donc, il faut qu’il meure!…

Elle eut un tressaillement. Son œil flamboya d’orgueil:

– Mort, je l’aimerai peut-être encore… mais il ne sera plus en moi que le souvenir mélancolique d’un mal passé, guéri par ma volonté, Pardaillan mourra! Et pour que mon triomphe sur moi-même soit véritable et complet, c’est de ma main que mourra Pardaillan!…

Elle se leva à ces mots et acheva:

– Que je le tienne devant mon épée, qu’il soit une fois vaincu… vaincu par moi!… Et peut-être le dédain de sa défaite étouffera-t-il jusqu’au souvenir de mon amour!… De l’épreuve, mon âme doit sortir plus étincelante, plus invulnérable, comme l’acier qui a passé par la trempe…

Et ce mot d’acier amenant en elle une autre préoccupation, elle tira son épée, l’examina attentivement. Elle avait repris tout son calme et elle souriait. Mais ce sourire était aigu, indéchiffrable comme celui du sphinx antique. Elle ploya l’acier dans ses deux mains: soudain, la lame se brisa, avec un petit bruit sec.

– Quand on va lutter contre un Pardaillan, murmura-t-elle, il faut une lame solide. Ma main est habituée aux lourdes rapières; Molina m’a fourni les épées les mieux trempées du monde; Vanucci de Florence m’a enseigné l’art de l’escrime et m’a appris des jeux d’épée qui aboutissent toujours à la mort. J’ai par-dessus tout l’invulnérable courage d’un être qui sait que sa mission n’est pas remplie et qu’il ne peut pas mourir encore… Je ne puis pas mourir: donc, c’est Pardaillan qui va mourir…

Alors, elle passa dans une salle voisine. C’était la salle d’armes de ce palais où Fausta avait arrangé son existence telle qu’elle était organisée à Rome et partout où elle allait. Aux murs, des épées, des rapières, des poignards de toutes dimensions, de toutes formes, des lames plates et larges, des lames triangulaires et aiguës, des lames en serpent, des lames en dents de scie, armes mortelles qui faisaient d’inguérissables blessures.

Fausta les passa en revue. Elle choisit une longue rapière mince, flexible, légère et solide, surgissant d’une large coquille capable de protéger la main et le bras. Elle l’éprouva, s’assura que la pointe n’avait pas besoin d’être affûtée, et enfin la ceignit à sa ceinture.

C’était une femme qui faisait de tels apprêts!…

Alors Fausta s’enveloppa d’un manteau, plaça sur son visage un large masque de velours et assura son feutre sur les torsades noires de ses cheveux. Elle jeta un coup d’œil sur une horloge: elle marquait trois heures du matin.

– Le jour va bientôt paraître, fit-elle. Il est temps!…

Elle siffla trois fois au moyen d’un sifflet d’argent qu’elle portait toujours suspendu à son cou. Un homme parut.

– Nous allons en expédition, dit Fausta.

– Combien d’hommes d’escorte?

– Vous seul, cela suffira.

– Quelles armes?…

– Venez sans armes: vous ne vous battrez pas, vous!

Sans faire aucune observation, l’homme déposa sur une table les deux pistolets qu’il portait à la ceinture, dégrafa son épée et la suspendit au mur à la suite des autres. Alors Fausta sortit de la maison à pied, suivi de ce seul homme désarmé.

Les rues de Paris étaient noires encore, et la solitude était profonde, les truands et tire-laine ayant depuis longtemps regagné leurs gîtes. Mais quelques vagues lueurs éparses indiquaient que l’aube était proche. Fausta marchait d’un pas souple et rapide de jeune fauve partant à la chasse. En route, elle donna des instructions à son compagnon, et quelle que fût l’autorité de Fausta, si absolue que fût l’obéissance de tous ceux qui la servaient, sans doute ces instructions étaient bien étranges, puisque l’homme ne put retenir un geste d’étonnement vite réprimé.

Lorsqu’ils arrivèrent devant l’auberge de la Devinière , le jour commençait à tomber sur Paris en nappes confuses encore. Fausta s’arrêta dans la rue. L’homme la regarda comme si, hésitant encore, il eût demandé une confirmation des ordres qu’il avait reçus.

– Allez, dit simplement Fausta.

Alors l’homme heurta à différentes reprises le marteau de la porte…

Le chevalier de Pardaillan dormait de tout son cœur lorsqu’un laquais vint le réveiller en lui disant qu’un étranger, malgré l’heure extraordinaire, voulait lui parler à tout prix. Il ajouta qu’il avait inspecté les abords de l’auberge et qu’il n’avait rien vu de suspect, et qu’enfin cet étranger était seul et non armé. Pardaillan objecta qu’il avait pris l’habitude de dormir la nuit et qu’il trouvait fort déplaisant d’être réveillé au moment même où il faisait un très beau rêve, et il ajouta:

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