Pardaillan avait suivi Maineville et Maurevert dès l’instant où il les avait aperçus. Au-delà de la porte Saint-Honoré, il avait laissé Angoulême et ses deux nouveaux laquais qui l’attendirent en se dissimulant derrière une masure. De loin, il avait assisté à la discussion du muletier avec Maineville et Maurevert. Puis il avait vu ce dernier s’enfuir à toutes jambes, il avait entendu le coup de pistolet, et, rampant parmi les hautes avoines, il avait pu se glisser jusqu’à la haie près de laquelle avait eu lieu l’entretien que nous venons de rapporter. Alors le chevalier se dirigea vers la masure où il avait laissé Charles.
– Voulez-vous, lui dit-il, jouer un mauvais tour à monseigneur Guise?
Charles interrogea Pardaillan du regard.
– Retournez à votre hôtel, reprit celui-ci, prenez-y des armes et des munitions. Montez à cheval avec ces deux dignes serviteurs qui brûlent du désir d’en découdre en votre honneur.
Picouic remua le bout de son nez pointu, et la mine de Croasse s’allongea.
– L’un d’eux, continua le chevalier, me ramènera mon destrier. Je vous attendrai dans le moulin que vous apercevez d’ici.
– Mais de quoi s’agit-il?… demanda Charles.
– Je vous l’ai dit: de jouer un mauvais tour à Guise, et de lui porter un de ces coups dont il ne se relèvera pas.
Le petit duc n’en demanda pas davantage; il avait en Pardaillan une confiance illimitée; bien qu’il fût, lui, duc d’Angoulême, apparenté aux princes, neveu du roi de France, il obéissait tout naturellement au routier sans fortune et sans titres. Il partit aussitôt et Pardaillan reprit le chemin de la butte Saint-Roch.
Bientôt il s’engagea dans l’étroit sentier qui, une heure plus tôt, avait été suivi par les trente mulets. À son grand étonnement, le sentier était libre. Il put parvenir sur le plateau sans avoir été arrêté par aucune des sentinelles qu’il s’était attendu à rencontrer.
«Est-ce que les mulets portaient vraiment de l’orge? songea-t-il. Est-ce que toute cette histoire de sommes d’argent au fond des sacs ne serait qu’une chimère?… Hum! Maurevert n’est pas homme à se tromper en pareille matière!»
Les bords du moulin ne semblaient rien annoncer d’extraordinaire. Les grands bras ailés tournaient paisiblement sous la poussée d’une forte brise d’ouest qui soulevait des arômes de thym et de menthe parmi les herbes folles. Pardaillan entendait le bruit régulier et monotone de la roue broyant le blé. Des garçons tout blancs de farine passaient avec des sacs sur leurs épaules. Un cheval en liberté paissait l’herbe près de deux grands bœufs agenouillés qui s’émouchaient lentement de la queue. Mais de mulets, pas un; de muletiers, pas l’apparence. Il entra dans le logis du meunier, dont la porte était grande ouverte.
– Décidément, Maurevert a rêvé, grommela-t-il en frappant du pommeau de sa rapière sur une table.
À cet appel, une servante rougeaude apparut et, d’un air étonné, s’enquit de ce que désirait ce visiteur armé de pied en cap, et tel que le moulin n’en avait jamais dû voir.
– Ma mignonne, dit à la grosse fille Pardaillan qui connaissait tout le pouvoir d’une adroite flatterie, ma mignonne, je voudrais parler à votre maître pour une affaire de farine, une véritable affaire d’or…
– Ah! ah! fit un homme qui entrait à ce moment, une affaire d’or, dites-vous, mon gentilhomme?
Et le maître meunier, qui venait de pénétrer dans la salle, fixa sur Pardaillan un regard vif et perçant.
– Voyons l’affaire, reprit-il.
– Je veux simplement vous acheter quelques sacs de blé, mais en vous les payant dix fois le prix habituel.
– Dix fois le prix!…
– Oui, dit froidement le chevalier. Et notez qu’il m’en faut trente sacs. Vous le voyez, c’est une fortune…
– Trente sacs? dit le meunier qui jeta sur l’étrange acheteur un regard plus perçant et plus soupçonneux que le premier.
– Oui. Et je ne mets au marché qu’une condition: c’est de choisir moi-même mes sacs.
– C’est trop juste, dit le meunier qui alors, sans avoir l’air de le faire exprès, referma la porte d’entrée.
– Vous pouvez même pousser le verrou, mon brave, fit Pardaillan narquois. Surtout quand vous saurez que les sacs que je veux vous acheter sont justement les trente qui vous ont été apportés tout à l’heure par trente mulets.
À ces mots, le meunier jeta un cri d’appel, et, de la pièce voisine, les muletiers, poignards et pistolets aux poings, firent irruption. Pardaillan tira sa rapière et le combat allait s’engager, lorsqu’une voix forte retentit:
– Bas les armes!…
Les muletiers s’arrêtèrent comme pétrifiés. Pardaillan, de son côté, baissa la pointe de sa rapière. Et alors il vit entrer un grand vieillard à l’attitude hautaine, aux yeux inquisiteurs, qui fit un geste de commandement. Les muletiers et le meunier disparurent. Pardaillan rengaina son épée. Le vieillard le considéra avec attention pendant quelques secondes, puis il dit:
– Monsieur, je suis le maître de ce moulin. Si vous avez une affaire à proposer, c’est donc avec moi que vous devez traiter.
– Ainsi, dit Pardaillan, le vrai meunier de la butte Saint-Roch, c’est vous?
– C’est moi.
– Je le crois volontiers, monsieur, dit Pardaillan qui s’inclina avec cette courtoisie mêlée de respect qui chez lui avait tant de prix; car ce soi-disant meunier lui apparaissait comme un homme de haute et noble envergure.
– Monsieur, dit-il alors, je crois inutile d’employer avec vous les détours. Je commence donc par vous déclarer que j’ai surpris votre secret: les mulets qui sont montés ici étaient chargés d’or.
– C’est exact, monsieur: il y en a pour trois millions…
Pardaillan fit un geste d’indifférence: l’énoncé de cette somme énorme ne semblait pas l’avoir touché, et dès lors, l’étrange maître du moulin le considéra avec plus d’attention encore.
– C’est donc vous, reprit celui-ci, qui, tout à l’heure, vous êtes donné pour l’officier des droits de mouture, et avez ouvert un de nos sacs?…
– Non monsieur. Car jamais je ne me donne la peine de mentir. Mais j’ai surpris une conversation de cet homme, et j’ai su ainsi la vérité.
Le maître du moulin, ou celui qui se donnait pour tel, examina Pardaillan qui, de son côté, rendait examen pour examen. Il n’y avait pas sympathie. Mais chacun d’eux reconnaissait une force en son interlocuteur.
– Pourquoi, demanda tout à coup le chevalier, avez-vous empêché ces dignes muletiers de foncer sur moi?
– Parce que votre figure m’a intéressé. J’eusse été fâché qu’il vous arrivât malheur. Et dès l’instant où je vous ai vu monter le sentier et entrer ici, j’ai désiré vous connaître. Voulez-vous me dire votre nom?
– On m’appelle le chevalier de Pardaillan. Et vous?
– Moi, je m’appelle M. Peretti, dit le vieillard après une courte hésitation. Et maintenant, dites-moi dans quelle intention êtes-vous monté au moulin?
– Savez-vous, demanda Pardaillan, qui étaient ces deux hommes qui ont eu querelle avec un de vos muletiers?
– Je crois avoir, de loin, reconnu l’un d’eux… celui qui était vêtu en garçon meunier: c’est le sire de Maineville, qui appartient à la maison de Guise.
En parlant ainsi, M. Peretti fouillait les yeux de Pardaillan. Le chevalier ne s’étonna pas que ce meunier exerçât une telle surveillance et qu’il connût les gens de Guise.
– Et vous, monsieur de Pardaillan, reprit M. Peretti, n’êtes-vous pas au duc?
– Je vais vous dire, fit paisiblement le chevalier, dans quelle intention je suis monté au moulin. C’est cela que vous me demandiez, je crois; c’est cela qui vous intéresse. Vous saurez donc, monsieur Peretti, que je suivais justement M. de Maineville et son compagnon.
– Qui était ce compagnon? fit vivement M. Peretti.
– Vous avez deviné Maineville. Je vous ai dit mon nom à moi parce que vous me l’avez demandé. Quant à celui que vous ne connaissez pas et que je connais, moi, son nom vous est inutile, je le garde pour moi.
– Ah! ah!… vous devez avoir une bien vive amitié pour cet homme!… Mais continuez, je vous prie; vous m’intéressez de plus en plus.
– J’ai donc pu entendre la conversation de Maineville qui est à M. de Guise, comme vous l’avez dit. Or, ce que veut faire ce Maineville me déplaît fort, et je suis venu ici pour l’empêcher.
– Que veut-il donc faire?…
– Il veut aller dire à son seigneur et maître que les millions promis par le pape Sixte sont arrivés…
– Briccone ! murmura M. Peretti qui, cette fois, pâlit.
– Plaît-il? fit Pardaillan.
– Rien… Poursuivez votre récit qui a pour moi un immense intérêt.