Le prince Farnèse, en s’appuyant à la fenêtre du logis de la place de Grève, assista, pétrifié par l’horreur et l’admiration, au terrible spectacle que nous avons essayé de peindre, sans espoir d’en pouvoir rendre la tragique grandeur.
Farnèse vit Claude qui, après avoir sauté, se relevait, le poignard à la main, et se ruait sur la foule. Mais déjà, avant que Claude ne fût parvenu jusqu’à l’estrade, le prince vit Pardaillan saisir Violetta et l’arracher aux gardes. Puis après un inappréciable instant où tout disparut dans un vaste remous, il revit sa fille près de Charles d’Angoulême; puis eut lieu la terrible chevauchée qui coûta la vie à plus de vingt personnes et en blessa deux cents autres.
Le prince cardinal, avec une délirante angoisse, suivit les phases de ce rêve vivant sous ses yeux… Violetta était sauvée!… Violetta avait disparu, emportée au galop par ses sauveurs!…
Ces sauveurs, Farnèse les avaient reconnus. C’étaient ces hommes à qui il avait parlé dans les vieux pavillons de l’abbaye de Montmartre, lorsque la subtile et perverse diplomatie de Fausta l’avait si soudainement remis en présence de la bohémienne Saïzuma… de Léonore de Montaigues… de celle qu’il croyait morte… de la femme, enfin, qu’il avait adorée vivante et qu’il regrettait de toute sa passion éperdue.
Lorsque Farnèse vit que sa fille était sauvée, il poussa un rauque soupir de joie surhumaine, et, pour la première fois depuis les seize mortelles années qu’il venait de vivre, un rayon d’espoir tomba dans ce cœur damné. Et cette joie, c’était le cri d’un égoïsme effroyable.
Cet espoir, ce n’était pas à Violetta qu’il allait, c’était encore, toujours à Léonore! Oui, Farnèse aimait sa fille! Oui, il l’avait ardemment cherchée! Oui, il avait subi une vraie torture lorsque, l’ayant presque retrouvée, il avait cru que Fausta l’avait tuée! Oui, à ce moment, sa haine contre celle qu’il appelait Sainteté avait été pure et sans mélange! Mais depuis qu’il avait revu Léonore, Farnèse ne songeait plus à sa fille que comme un moyen de reconquérir l’adorée.
Léonore était folle: c’était par Violetta qu’il pouvait lui rendre la raison. Léonore rendue à la raison devait le haïr, c’était par Violetta qu’il pouvait essayer de toucher son cœur.
Donc il faut le dire: Farnèse, en voyant Violetta sauvée, eut ce moment de joie d’un terrible égoïsme que nous avons signalé, et il rugit:
– Maintenant, je puis me retrouver face à face avec Léonore.
En quelques secondes, son plan s’échafauda dans son esprit. Par les sauveurs, retrouver Léonore, et, en lui ramenant Violetta… sa fille… se faire pardonner le formidable passé!…
Il revoyait Léonore telle qu’il l’avait vue à l’abbaye, belle dans sa folie, d’une étrange beauté, qui l’avait bouleversé. Ce n’était plus la jeune fille de l’hôtel Montaigues, si adorable de grâce et de confiance… mais c’était la femme dans toute la splendeur d’une beauté préservée par la folie même, et parvenue à un idéal état de perfection… Oh! la revoir, maintenant!… Les emporter toutes deux… elle et sa fille?… Déchirer cette robe de cardinal dont la pourpre lui apparaissait faite de sang!… S’en aller dans quelque pays lointain… retrouver le bonheur et l’amour!…
C’est toute cette vision qui enfiévrait le cardinal à ce moment même où Fausta descendait de l’estrade, rugissante de sa nouvelle défaite, mais où conservant ce merveilleux sang-froid qui ne l’abandonnait jamais, elle donnait rapidement deux ordres.
L’un de ces ordres concernait le logis où se trouvait Farnèse. Quant à l’autre, nous en verrons l’exécution tout à l’heure.
Lorsque le prince cardinal eut vu disparaître le cheval qui emportait Charles et Violetta, il se retourna, après avoir machinalement fermé la fenêtre.
Il fallait agir vite. Nul doute, en effet, que Fausta ne cherchât à s’emparer de Violetta. Alors il regretta amèrement de ne pas avoir tué cette femme lorsqu’il la tenait dans le pavillon de l’abbaye, de ne pas avoir jeté à Claude l’ordre de reprendre pour une fois encore son métier de bourreau!
En songeant à ces choses, Farnèse descendit lentement l’escalier. Le même serviteur vêtu de noir qui avait fait entrer Belgodère se présenta pour lui ouvrir la porte. Farnèse lui remit une bourse pleine d’or en lui disant:
– Si on vient me chercher de la part de la souveraine…
Le serviteur fit le signe de la croix.
– Vous répondrez que je suis sorti d’ici en disant que je quitte Paris pour regagner l’Italie.
– Bien, monseigneur! dit le laquais qui, en même temps, ouvrit rapidement une porte qui donnait sur une sorte de loge qu’il occupait.
Au même instant, de cette loge, s’élancèrent cinq ou six hommes qui se jetèrent sur Farnèse. En un clin d’œil, il fut désarmé, et l’un des agresseurs lui mettant la pointe d’une dague sur la poitrine, lui dit froidement:
– Monseigneur, nous avons ordre de vous ramener mort ou vif; j’espère que vous nous épargnerez le chagrin de vous ramener mort…
Farnèse, livide, leva au ciel un regard de suprême reproche et murmura:
– Ô Fausta, je te reconnais!… Ô Dieu de justice et de bonté, vois ce que fait ton envoyée et juge-la!…
Puis, s’adressant à celui qui venait de lui parler:
– Comte, dit-il, nous suivons le même chemin depuis trois ans; je sais donc que vous accomplirez dans toute leur rigueur les ordres que vous avez reçus. Un mot seulement: puis-je vous prier de me conduire le plus tôt possible à… celle qui vous a envoyé?
– Monseigneur, dit celui qu’on venait d’appeler comte, votre prière sera d’autant mieux accueillie que nous devons vous conduire à l’instant même au palais de la Cité. Seulement, souvenez-vous qu’en route, un geste, un cri vous coûteraient probablement la vie.
– Je ne crierai pas, dit Farnèse avec ce calme glacial qui lui était habituel. Allons, messieurs, je vous suis. Quant à toi, ajouta-t-il en se tournant vers le serviteur noir, quant à toi, Judas, garde quand même ma bourse: ce sera pour payer ta trahison.
L’homme fit le signe de croix, s’inclina et dit:
– Dieu commande… j’obéis!…
Alors ils se mirent en route, le cardinal au milieu d’eux. Et ils avaient l’air de gentilshommes regagnant paisiblement leurs demeures. Sombre et pensif, le prince Farnèse songeait à ce palais de la Cité, à cet antre formidable d’où ceux qui y entraient n’étaient pas toujours sûrs de sortir.
Vingt minutes plus tard, la petite troupe entrait dans la maison Fausta. Le cardinal fut introduit dans une pièce meublée, mais dont la porte de chêne était garnie de ferrures solides et dont l’étroite fenêtre surplombant la Seine était protégée par d’épais barreaux.
Il demanda à être conduit aussitôt auprès de Fausta. Mais pour toute réponse, l’homme qui l’avait conduit jusqu’à cette chambre referma la porte et poussa les verrous. Farnèse tomba sur un siège. Un livide sourire crispa ses lèvres et il murmura:
– Qui sait s’il ne vaut pas mieux que je meure enfin! La malédiction de Notre-Dame pèse sur moi, et tout ce que je touche est maudit… Mais mourir sans avoir frappé l’infernale Fausta!… Ô Claude! Claude! que fais-tu?…
Ce que faisait Claude?… Il s’était élancé vers le point où il avait vu galoper Charles d’Angoulême emportant Violetta. Il passa en bondissant près de l’estrade.
Fausta le vit sans doute!… Fausta devina ce qu’il allait faire!… Elle dit quelques mots à un homme qui se trouvait près d’elle, et cet homme se mit à courir comme courait Claude.
Claude, l’un des premiers, saisit la bride de l’un de ces chevaux qui couraient en tous sens. Il sauta dessus et se trouva faire partie, pour ainsi dire, du peloton de cavaliers qui se lançait à la poursuite de Pardaillan. Seulement, lorsque Pardaillan tourna, Claude ne suivit pas le peloton. Il s’élança ventre à terre dans la même direction que Charles d’Angoulême qu’il voyait disparaître au loin, au tournant d’une rue. Ce tournant, il l’atteignit à temps pour voir Charles entrer dans la rue des Barrés. Il entra à son tour…
Charles se croyait poursuivi.
Lorsqu’il s’arrêta, haletant, devant son hôtel – l’hôtel de Marie Touchet – il sauta à terre, saisit Violetta dans ses bras, et heurta le marteau avec une telle frénésie que les serviteurs accoururent affolés; la porte ouverte, Charles déposa dans l’antichambre Violetta évanouie… À ce moment, Claude arrivait à fond de train et s’arrêtait devant la porte. Charles s’élança au dehors et braqua son pistolet sur Claude. Claude, haletant, hagard, en cet état où l’homme ne dirige plus ses pensées, obéit à des impulsions nerveuses, Claude se dit qu’il allait être tué là par ce jeune homme, et l’idée ne lui vint pas de faire un seul mouvement pour se défendre. Charles fit feu… À l’instant même où il tirait, son bras dévia; la balle se perdit dans les airs; Charles se sentit étreint par deux bras de femme, et une voix mourante balbutiait à son oreille:
– Mon père! C’est mon père que vous tuez!…
Le jeune duc poussa un cri et jeta un regard de terreur sur Claude. Et, le voyant debout, tout pâle dans la fumée, il s’élança, lui saisit ses deux mains: