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AUBERGE DU PRESSOIR DE FER

tenue par la Roussotte et Pâquette

L’autre maison, très grande, avait une face muette, effrayante, des murs pourris, lépreux, lézardés, de rares fenêtres clignotantes; elle paraissait prête à s’effondrer de vétusté, d’abandon, de ruine; elle suintait la tristesse, elle suait l’épouvante; et son portail de fer, avec son énorme marteau de bronze, lui donnait une apparence de forteresse… une forteresse qui eût gardé des morts, des secrets monstrueux.

Le promontoire a disparu, rongé par les eaux patientes; la maison terrible n’existe plus; à sa place – ou presque – émerge timidement aujourd’hui un bâtiment humble et bas aux pieds duquel la Seine se lamente, comme alors, en clapotis d’effroi, et qui semble perpétuer l’horreur dans ce coin de Paris… La morgue!…

Belgodère, tenant toujours Violetta par la main, s’arrêta un instant devant l’Auberge du Pressoir de Fer ; mais, secouant la tête, il marcha droit au formidable portail de la construction voisine.

– Où sommes-nous? bégaya Violetta en jetant autour d’elle un regard éperdu.

Belgodère ne répondit pas. Il heurta le lourd marteau de bronze.

– J’ai peur! Oh! j’ai peur!…

La porte de fer s’ouvrit sans bruit. Violetta voulut se rejeter en arrière; le bohémien la harponna solidement; dans la seconde qui suivit, elle se vit dans un vaste vestibule dallé, aux hautes murailles nues, faiblement éclairé, où se tenaient deux hommes masqués, la dague nue à la ceinture.

– Où suis-je! Où suis-je!… palpita la jeune fille.

– Voici la petite que moi, Belgodère, devais amener ici. C’est bien ici? fit le bohémien.

– C’est ici! dit l’un des deux gardes.

Au même instant, cet homme jeta sur la tête de Violetta un sac de toile noire qu’il serra au cou par un cordon. Sans un cri, sans un souffle, paralysée par une de ces terreurs extraordinaires comme on n’en a que dans certains hideux cauchemars, Violetta se sentit soulevée, entraînée, emportée elle ne savait où!… L’autre géant masqué tendit à Belgodère une bourse bien gonflée:

– Voici les cent ducats d’or que tu as demandés…

– Ce n’est pas moi qui les ai demandés, grommela le sacripant. C’est monseigneur le duc qui m’a dit la chose: dix bourses contenant chacune dix ducats…

– Monseigneur le duc? demanda l’homme avec étonnement. Tu veux dire: le prince?…

– Duc, prince si vous voulez. Peu importe. L’essentiel est que ma besogne est faite.

– C’est vraiment l’essentiel. Prends ton or, et file! Un instant, l’ami: si tu veux avoir la langue arrachée, si tu veux être écorché vif, tu n’as qu’à souffler à âme qui vive un mot de ce que tu viens de faire… Encore un conseil: tâche d’oublier si bien cette maison que jamais on ne te voie rôder par ici… Et maintenant, au large!

Le bohémien s’inclina jusqu’à terre, avec un sourire narquois, et sortant à reculons, s’évanouit dans la nuit.

* * * * *

Dix heures sonnèrent à Notre-Dame. Belgodère avait disparu depuis longtemps. Ce fut à ce moment que maître Claude, s’approchant à son tour de la terrible maison, heurta le marteau de bronze, comme avait heurté le bohémien.

Comme pour le bohémien… comme pour Violetta! La porte de fer s’ouvrit sans bruit. Après la victime, le bourreau!… Sans doute les deux hommes masqués le reconnurent, car l’un d’eux, lui faisant signe de le suivre, se mit à le précéder dans l’intérieur de la maison. Et sans doute, aussi, maître Claude connaissait cet intérieur… car il ne manifesta aucun étonnement de ce qu’il voyait.

Et pourtant, il y avait là de quoi stupéfier l’esprit, et affoler l’imagination!

Dès le vestibule franchi, cette maison hideuse dont la façade branlait, dont les murs extérieurs poussiéreux, noircis et rongés par la lèpre des siècles tombaient en ruine, oui, cette maison devenait un fabuleux palais de monarque asiatique, une succession de pièces vastes et ornées avec une magnificence inouïe, aboutissant à une salle immense au fond de laquelle, sous un dais, s’élevait un trône d’or, merveille de sculpture et de ciselure…

Les plafonds de ces pièces peints à fresque, les hautes murailles couvertes des toiles du Primatice, du Tintoret, d’Annibal, Carrache, de Raphaël, du Corrège, de Véronèse, les dressoirs de chêne précieusement fouillé, les admirables tapisseries des fauteuils, les mosaïques prestigieuses des parquets, les somptueuses tentures, les panoplies d’armes étincelantes, formaient un prodigieux ensemble d’un luxe écrasant, d’une beauté sévère, d’un goût très pur…

Dans la salle du trône, douze torchères en or massif supportant chacune douze flambeaux de cire rose, des colonnes alternativement de jaspe et de marbre, d’énormes vases de porphyre contenant de gigantesques bouquets aux fleurs radieuses, des tapisseries d’Arabie, soixante fauteuils aux dossiers très hauts, tous surmontés d’une tiare sculptée, tous portant une F brodée sous laquelle se croisaient deux clefs symboliques, les statues de marbre entre les colonnes, constituaient un décor fantastique, exorbitant, qui tenait du rêve et que semblaient garder, comme un trésor des Mille et une Nuits, vingt-quatre hommes d’armes vêtus d’acier, silencieux, immobiles, hallebarde au poing, douze à gauche du trône, douze à sa droite…

Et ce décor, dans sa splendeur, gardait on ne savait quoi de menaçant et de formidable, comme s’il eût été fait pour quelque souveraine orientale, pour quelque antique impératrice, distribuant autour d’elle selon son caprice l’amour ou la mort.

Le bourreau passa parmi ces merveilles sans un frémissement, suivant son conducteur muet. Il parvint ainsi, de salle en salle, jusqu’à une pièce qui devait se trouver aux confins de ce palais, vers la Seine, et faisait pendant au lugubre vestibule de l’entrée. Elle était nue, froide, humide, avec des murs en pierre grise, sans un meuble; seulement, au long des murailles, il y avait des chaînes accrochées à des anneaux de fer, comme si d’une enchanteresse résidence de fée magicienne, on fût soudain passé dans un cachot servant d’antichambre au condamné qui va marcher au supplice!

Là se tenait une femme vêtue de noir, la tête couverte d’une mantille en dentelle noire. On ne voyait pas son visage; mais à sa main étincelait un anneau pareil à celui du prince Farnèse, avec les mêmes signes; seulement, tandis que l’anneau du cardinal était en fer, celui qui brillait à cette main de femme était en or pur; et les caractères du chaton étaient tracés par des diamants qui fulguraient dans la pénombre.

Cette femme, c’était celle-là même que nous avons entrevue place de Grève, c’était celle que Farnèse avait appelée Sainteté… C’était Fausta!

Du premier coup, les yeux de Claude se portèrent sur l’anneau, comme s’il l’eût avidement cherché. Alors il frissonna et tomba à genoux en murmurant:

– La Souveraine!…

Et tremblant d’une terreur mêlée de vénération, il se prosterna, courba le front jusqu’à lui faire toucher les dalles. De cette voix qui berçait comme une mélodie d’amour et suscitait l’effroi comme le verbe d’un archange exterminateur, Fausta prononça avec une étrange et glaciale solennité:

– Bourreau! Nous, grande-prêtresse de l’ordre auquel vous avez juré obéissance, avons jugé et condamné à mort une créature humaine de qui la vie était une menace pour les projets sacrés dont nous sommes la dépositaire. Bourreau! vous avez accepté d’être l’exécuteur de secrètes sentences qui ne relèvent que de la divine justice… Entrez donc dans la chambre des exécutions où la condamnée attend et accomplissez votre œuvre…

Claude releva le front et tendit les mains vers Fausta.

– Vous avez à Nous parler!… Nous vous le permettons… dit Fausta.:

– Souveraine, dit Claude avec un tremblement convulsif, moi chétif et humble, j’ose adresser une supplique à l’éblouissante Majesté aux pieds de laquelle je me prosterne…

– Parlez, bourreau: Nous sommes sur cette terre pour punir, mais aussi pour consoler…

– Consoler!… Oui! C’est de consolation dont j’ai besoin… Mes nuits sans sommeil sont peuplées de spectres. Le vent qui passe m’apporte les larmes et les malédictions de ceux que j’ai tués… En vain je me crie que je fus seulement un instrument de la justice humaine! En vain j’implore de Dieu tout-puissant de rendre un peu d’apaisement à mon cœur! Je vois la Mort avec une inexprimable terreur… sans quoi je me fusse tué!… J’ai peur, Souveraine! J’ai peur de mourir sans cette absolution suprême qui me fut promise par votre envoyé!… Depuis deux ans que j’ai juré obéissance, par trois fois j’ai dû venir ici exercer mon terrible ministère… et la Seine n’a redit à personne le secret des trois cadavres que je lui ai jetés!…

Un effroyable sanglot râla dans la gorge de Claude, et cette figure monstrueuse parut bouleversée par toutes les affres d’une superstition délirante. Il frappa son vaste front sur les dalles, et, avec un désespoir insensé:

– J’ai consulté vingt docteurs, reprit-il. Et, en apprenant qui j’étais, aucun n’a voulu me répondre! J’ai imploré la pitié de plus de cent prêtres: et aucun n’a voulu tracer sur ma tête le signe rédempteur qui m’eût rendu le repos!…, À votre envoyé, Souveraine, j’ai refusé l’or qu’il m’offrait… mais lorsqu’il m’a promis la sainte absolution, j’ai signé le pacte!… Par trois fois, dis-je, j’ai obéi, Souveraine! Maintenant, je ne peux plus; l’horreur me submerge, et je vois s’ouvrir devant moi les effroyables mystères de la damnation éternelle… Souveraine, ayez pitié de moi!…

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