Pendant trois jours, le chevalier de Pardaillan et Charles d’Angoulême battirent Paris pour retrouver une trace quelconque de la petite bohémienne. Mais ce fut en vain. Pipeau lui-même, que le chevalier alla chercher à la Devinière , n’indiqua aucune piste, soit que les traces fussent inventées, soit que le chien eût perdu le flair.
– C’est fini, dit Charles avec abattement. Je ne la retrouverai plus.
– Pourquoi cela? ripostait Pardaillan. Une femme se retrouve toujours, vous pouvez m’en croire.
– Pardaillan, je suis au désespoir, reprenait le jeune homme, qui en effet avait toutes les peines à dissimuler ses larmes.
Le chevalier le regarda avec une expression de fraternelle pitié. Et il soupira, comme s’il eût bien voulu, lui aussi, être à l’heureux âge où l’on pleure parce qu’une jolie fille a disparu.
– Ah! çà, s’écria-t-il, je voudrais bien comprendre, moi! Lorsque madame votre mère me fit l’insigne honneur de me prier de veiller sur vous, je croyais que vous veniez à Paris avec des pensées d’ambition… Sur le plateau de Chaillot, je vous ai proposé de conquérir le trône vacant…
– Le trône! murmura le duc d’Angoulême en tressaillant.
– Eh! oui, par tous les diables! Pourquoi ne seriez-vous pas roi? N’êtes-vous pas de sang royal? Que manque-t-il à votre tête pour que vous ayez une figure de Majesté? Une couronne, voilà tout!
Pardaillan examinait son jeune ami avec une sorte d’inquiétude.
– Non! dit fermement le jeune homme. Non, Pardaillan, ce n’est pas pour cela que je suis venu à Paris!
Le visage du chevalier s’éclaira.
– Ainsi, dit-il, vous ne rêvez pas la royauté?…
– Non, mon ami…
– Vraiment! vous n’avez pas fait ce joyeux rêve?…
– Peut-être, Pardaillan. Mais je me suis éveillé.
Le chevalier se mit à se promener dans la pièce où avait lieu cet entretien. Il souriait. Ses yeux brillaient de joie.
– Alors! reprit-il tout à coup, qu’êtes-vous venu chercher à Paris?… Simplement la vengeance?…
Cette fois, l’œil du jeune duc s’alluma; et Pardaillan qui l’examinait en dessous fut repris de cette bizarre anxiété que nous venons de signaler. Mais presque aussitôt, cette flamme s’éteignit sur le visage charmant de jeunesse, de grâce et d’abandon, et Charles répondit d’une voix tremblante:
– En vain je voudrais me parer à vos yeux d’un sentiment de force qui n’est pas dans mon âme… Méprisez-moi, Pardaillan: je ne suis ni le prince que votre audace a peut-être espéré lorsque vous avez cru que l’ambition de régner me poussait à Paris, ni l’homme de violence que votre esprit d’entreprise a souhaité sans doute lorsque d’après mes propres paroles et mon attitude vous avez pu croire que je cherchais la bataille et la vengeance… Pardaillan, vous êtes un héros, vous. Ce que vous allez penser de moi, je ne le pressens que trop; mais justement parce que j’admire votre force d’âme qui vous emporte bien loin des pauvres sentiments que je puis éprouver, je ne mentirai pas; cela m’étouffe, il faut que je parle… Pardaillan, il faut que vous me connaissiez tout entier.
Le chevalier s’était jeté dans un fauteuil, avait croisé les jambes l’une sur l’autre, sa grande rapière en bataille sur les genoux, la tête renversée sur le dossier, – et à travers ses paupières à demi closes, considérait le duc d’Angoulême qui, debout, appuyé à un antique dressoir, laissait déborder son cœur en paroles de douceur.
– Chevalier, continuait le duc d’Angoulême, je dois l’avouer. Lorsque d’un mot qui retentit encore dans mon esprit, vous m’avez laissé entrevoir que, moi aussi, je pouvais me jeter à la conquête de ce trône qu’assiègent de si formidables appétits, j’ai eu un instant d’éblouissement. J’ai cru une minute que j’étais un prince, et j’ai oublié que je suis simplement le Bâtard d’Angoulême.
Pardaillan fit un geste de large et bienfaisante indifférence.
– Vous êtes fils de roi, dit-il; M. de Guise n’en peut dire autant, il a des merlettes sur son écu et vous y portez la fleur de lis.
– Fils de roi, oui, répondit Charles dont le front se voila, mais non fils de reine… Oh! je n’ai pas besoin de vous dire, n’est-ce pas? Vous me comprenez? J’ai pour ma mère une affection et une vénération qui touchent à l’idolâtrie; je mourrais plutôt que de lui faire un chagrin sérieux. J’aime mieux que ma mère s’appelle Marie Touchet, plutôt que de tel nom de reine. Je ne conçois pas de mère plus tendre, plus vraiment mère que n’a été, que n’est encore la mienne. Mais Marie Touchet n’était pas l’épouse de Charles IX et si je suis fils de roi, je ne puis être prince héritier… Voilà ce que vous m’avez fait oublier, chevalier, avec votre généreuse et ardente parole… Je suis rentré en moi-même, et j’ai vu l’inanité du fol espoir qui s’y levait…
– Est-ce donc pour cela que vous renoncez à la grande lutte que je vous offrais, que je vous offre encore? demanda le chevalier qui regarda fixement le jeune homme.
Charles baissa les yeux. Une fugitive rougeur empourpra ses joues.
– Laissez-moi achever, dit-il, et vous me jugerez après, tel que je suis… Lorsque nous avons rencontré le roi, mon oncle, j’ai cru que la vengeance seule occupait mon cœur. Et pourtant, je sentais moi-même que mon cri de haine sonnait faux. Pardaillan, je dois vous le déclarer; je me jugerais lâche et félon si je renonçais à punir ceux qui ont fait mourir mon père. Mais la vengeance n’est chez moi qu’un devoir filial. Elle ne jaillit pas du fond de mon âme…
– Et lorsque vous vous êtes trouvé nez à nez avec M. de Guise? interrogea Pardaillan avec un malicieux sourire.
Le jeune prince pâlit.
– Ah! fit-il sourdement, là, j’ai vraiment éprouvé le ravage que peut faire dans un cœur humain ce redoutable sentiment qui s’appelle la haine. Oui, Pardaillan, je veux frapper Henri III, véritable meurtrier de Charles IX par ses menées hypocrites qui ont poussé mon père à la folie… mais je ne le hais pas! Oui, je veux frapper Catherine de Médicis… ma grand-mère! Sombre esprit de maléfice qui a précipité le malheureux Charles IX aux abîmes du désespoir… mais je ne la hais pas! Et je hais Guise, le moins coupable des trois… Et si je le hais, chevalier, si j’ai commencé à le haïr à l’instant où je l’ai vu, c’est qu’à cet instant il parlait avec le sourire insolent du triomphe à la pauvre bohémienne que j’aime, moi!… Maintenant, vous savez tout, Pardaillan. Ce n’est ni l’ambition ni la vengeance qui sont vraiment au fond de mon cœur: c’est l’amour…
Le duc d’Angoulême alla ouvrir la fenêtre toute grande.
– On étouffe ici, dit-il. Maintenant, chevalier, je vais vous dire une chose: quand j’ai quitté Orléans, j’étais sincère, je croyais vraiment que Violetta ne pouvait occuper toute ma vie et que d’autres soins plus sérieux, que d’autres pensées plus fortes me sollicitaient… Je me suis trompé, Pardaillan; je vois clairement qu’il n’y a qu’une pensée qui compte pour moi: c’est mon amour; il n’y a qu’une image qui se précise dans mon esprit: c’est celle de Violetta… Vous voyez que je ne suis pas du tout ce que vous pouviez penser, et que ce que vous avez de mieux à faire, c’est de m’abandonner…
Charles avait prononcé ces derniers mots d’une voix de plus en plus basse. À la fin, deux grosses larmes jaillirent de ses yeux.
– Pauvre petit! murmura Pardaillan en le contemplant avec un admirable attendrissement.
Et il croyait se revoir lui-même, dans la fleur de sa jeunesse, pleurant et soupirant après celle qu’il aimait. Un sourire très doux vint voltiger sur ses lèvres. Car rien n’est cher au cœur de l’homme comme le souvenir inoubliable de ce qui fut son premier amour.
– Je vous fais honte, n’est-ce pas? reprit Charles avec une sorte de fierté timide.
Pardaillan se leva, marcha au jeune homme et lui prit la main.
– Non, mon enfant, dit-il simplement. Et à ce mot «mon enfant», Charles se sentit frémir, tant il y avait de douceur consolatrice et puissante dans ce mot. Pourquoi vous mépriserais-je? Pourquoi jugerais-je que vos pensées sont pauvres?… De toutes les occupations, l’amour est la plus noble, la plus humaine, en ce sens que c’est elle qui fait le moins de mal aux autres hommes. L’ambitieux est un fauve. Un jour viendra où les hommes condamneront le crime d’ambition comme ils condamnent le crime de meurtre ou de vol…
– Pardaillan! Pardaillan! s’écria Charles éperdu, quelles sont ces pensées que je ne comprends pas?…
– Quant à la vengeance, poursuivit le chevalier, j’avoue qu’elle peut procurer quelque satisfaction aux esprits inquiets. Mais l’amour, voyez-vous, mon prince, c’est la vie elle-même. Le reste est malfaisance ou néant. Par la mort-dieu, la conquête de la femme aimée est autrement précieuse et intéressante que la conquête d’un trône! Vivez votre vie, morbleu! Vivre! c’est aimer tout ce qui est aimable. Le soleil et la pluie sont aimables. L’air pur des grandes plaines, les forêts vertes l’été, couvertes de neige l’hiver, la terre, la bête qui vous regarde d’un œil craintif et suppliant, le pauvre hère qui passe, mon camarade, mon ami… j’aime tout cela, moi! Aimez donc, si vous voulez savoir la vie, aimez la vie partout où elle se trouve et, par-dessus tout, aimez votre Violetta, qui est bien, après celle que j’aimais, la créature la plus exquise que j’aie jamais vue dans le rayonnement de la lumière du jour…